Des bals furieux de l’Amérique des eighties de la série Pose jusqu’à la transe horrifique du Climax de Gaspar Noé, l’engouement pour le voguing dans la fiction ne se dément pas. Plus qu’une danse codifiée aux poses saccadées, cette expression politique du corps infuse à l’écran des airs de changement d’ère. En attendant de pouvoir ressortir danser toute la nuit en boîte de nuit, on relit cette story effervescente.
Madonna fait danser la planète entière au son d’un seul ordre : « Vogue ! » Dans un sublime clip en noir et blanc signé David Fincher, elle enchaîne les poses iconiques et lascives dans une chorégraphie savante qui rend hommage à l’une des subcultures queer les plus importantes aux États-Unis depuis la fin des années 1970. Un mélange de théâtralité camp et de revendications fierce qui unit les communautés LGBTQ latino et noire dans des bals underground festifs très réglementés. Si le clip et la chanson permettent au voguing une petite percée dans la culture mainstream, le résultat reste encore très inoffensif et un peu décoratif. Mais 2018 est en train de changer la donne. Comme une réponse à la montée inquiétante des discriminations homophobes et des tensions raciales dans le monde, le voguing devient pour les personnages et les cinéastes l’expression ultra contemporaine d’une colère et d’un refuge.
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Body Language
Que ce soit dans Irréversible (2002), Enter the Void (2009) ou Love (2015), Gaspar Noé a toujours filmé la relation viscérale et conflictuelle entre le corps et l’esprit. Avec le voguing, il trouve dans Climax l’outil parfait pour incarner l’esprit dans le corps. Véritable exploration de la danse comme langage, le film laisse les corps élastiques et toniques des danseurs s’entremêler dans des poses qui disent plus que les mots. Quelque part entre Jérôme Bosch et Pina Bausch, ces tableaux vivants incarnent l’esprit du voguing. Une façon subversive de s’iconiser, de se créer soi-même comme modèle, de jouer avec le bon et le mauvais goût, d’en faire toujours sciemment trop, pour faire valser les normes et les préjugés d’un mouvement d’épaule et, en l’occurence, de caméra. Nouvel empereur du voguing « made in France », Kiddy Smile trouve sa place de roi ici. Son Daddy mi-féminin, mi-masculin, quelque part entre l’ours attachant et l’ogre inquiétant, incarne à lui seul toute l’ambivalence audacieuse de ce film d’horreur dansé. Sommets d’abstraction et de décollement de rétine, l’outrance de Climax via la performance hallucinée de la caméra et des danseurs est un manifeste furieux pour ouvrir le regard. Et l’écran avec.
Mais la révolution passe aussi par le petit écran. Certes, la théâtralité flamboyante du voguing a besoin d’espace pour s’épanouir. Mais tout le génie de Pose, la sublime série de Ryan Murphy et Brad Falchuk, c’est d’avoir osé mêler les paillettes avec les larmes et d’avoir fait du voguing le cœur battant d’un feuilleton. C’est peut-être d’ailleurs ce qui frappe le plus fort: Pose manie la révolution du regard avec une infinie douceur. Pas d’esclandres, pas de coups de force, juste l’empathie comme arme de séduction massive. Dans l’Amérique bling-bling de la fin des années 1980, loin des façades rutilantes des buildings des businessmen en cols blancs, les communautés LGBTQ afro et latino-américaines se retrouvent dans des bals où le voguing fait office de duels. Dans les pas de Blanca, transgenre bien décidée à prendre sa vie en main, Pose ne nous raconte ni plus ni moins qu’une histoire de famille. Celle que l’on se crée, celle qui nous adopte. Avec ses règles, ses conflits et la force qui émane d’un endroit où l’on se sent enfin chez soi.
Corps politique
Offrir à ces personnages trans, gays, bis, tous issus des minorités américaines, le droit à des histoires comme les autres, faire de leur intimité le cœur de la série, raconter la tendresse et les gestes infimes du quotidien, offrir le droit à la banalité en somme, c’est effacer à l’écran la distance que creusaient les préjugés. Sans jamais se départir d’une colère politique nécessaire (notamment autour de la prise en charge terrible des malades du sida à l’époque), la série célèbre l’esprit de communauté propre au voguing tout en faisant de ses personnages, et de son fabuleux casting d’actrices trans, de véritables modèles universels. L’arrivée en 2019 de Port Autority, romance sur fond de voguing et premier long attendu de Danielle Lessovitz, devrait confirmer la tendance. Il y a peut-être, dans ces personnages romanesques qui se réapproprient leur corps et défient toutes les normes, le courage et la flamboyance nécessaires qui manquent parfois cruellement à notre époque.