Avec
ses héroïnes trans et sa façon outrancière et jubilatoire de dynamiter
les oppressions dont elles sont victimes au quotidien, le court métrage
d’Alexis Langlois invite aussi à s’interroger sur la sous-représentation des
personnes trans à l’écran, souvent diabolisé(e)s ou martyrisé(e)s. État des
lieux, de Pulsions de Brian De Palma
à la série Euphoria.
La psychopathe de Pulsions de Brian De Palma (1981), c’est en fait une femme trans frustrée que son psy lui refuse l’agrément pour se faire opérer. Dans Le Silence des agneaux de Jonathan Demme (1991), une personne dépèce des femmes pour pouvoir littéralement se glisser dans une peau féminine. Ces exemples, tirés de la poignée de films d’avant les années 2000 comptant des personnages trans, montrent bien l’angoisse que suscitaient ceux-ci, désignés comme des déséquilibrés obsédés par l’opération de réassignation sexuelle.
A lire aussi : Alexis Langlois, le petit prince du trash qui va bousculer le cinéma français
Il faut sonder du côté du cinéma underground pour trouver un peu d’empathie : Glen or Glenda d’Ed Wood (1953), qui tente de distinguer travestissement, transidentité et intersexualité, ou L’Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder (1981), qui suit une trans au destin tragique en épousant son point de vue.
LEXIQUE
— TRANS (pour « transgenre ») : Désigne une personne dont l’identité de genre n’est pas en adéquation avec celle qui lui a été assignée à la naissance. Le terme « transexuel(le) » est peu utilisé par la communauté, car il renvoie à l’époque où la transidentité était considérée comme une maladie mentale (l’O.M.S. l’a déclassifiée en 2010).
— CIS (pour « cisgenre ») : Désigne une personne dont l’identité de genre est en adéquation avec celle qui lui a été assignée à la naissance
— TRANSITION : Cette notion décrit le chemin d’une personne trans et prend des aspects très divers. Certaines personnes prennent des hormones ou se font opérer, d’autres non ; elles peuvent adopter l’apparence classique de leur genre ressenti, osciller entre les codes ou les réinventer.
— MÉGENRER : Ne pas respecter le pronom correspondant à l’identité ressentie d’une personne.
Si, à partir des émeutes de Stonewall en 1969, les trans se sont battu(e)s pour être visibles, il a fallu du temps pour qu’ils et elles soient intégré(e)s dans un cinéma plus grand public : dans Boys Don’t Cry de Kimberly Peirce (2000), on suit l’histoire vraie d’un trans assassiné dans une petite ville américaine ; dans Hedwig and the Angry Inch de John Cameron Mitchell (2001), celle d’un personnage subissant par amour une vaginoplastie qui s’avère ratée ; dans Transamerica de Duncan Tucker (2006), l’héroïne doit renouer avec son fils avant de pouvoir se faire opérer… La visibilité des trans progresse et se diversifie – ce qui élargit le public touché –, mais des problèmes demeurent : les trans sont presque toujours joué(e)s par des acteurs cisgenres – avec souvent un prix à la clé pour ces rôles « de composition » (un Oscar pour Hilary Swank dans Boy’s Don’t Cry et un autre pour Jared Leto dans Dallas Buyers Club de Jean-Marc Vallée en 2014) –, et les récits, volontiers doloristes, réduisent généralement la transidentité à la question des organes génitaux (dans Girl de Lukas Dhont, en 2018, l’héroïne était campée par un acteur cis et la scène finale reposait sur un suspense sensationnaliste lié à son entrejambe). Si le nombre de films traitant de transidentité ne cesse d’augmenter depuis les années 2010 (avec par exemple trois sorties ce mois-ci, lire l’encadré ci-dessous), les représentations justes et nuancées sont encore rares.
A lire aussi : Révélations : les quatre actrices fantastiques d’Alexis Langlois
DE L’AUTRE CÔTÉ
C’est en fait par les séries que la vraie révolution arrive. Orange Is the New Black dès 2013 avec la détenue noire américaine au verbe haut, Sophia ; Sense8 et sa hackeuse lesbienne, Nomi ; Transparent et sa prof retraitée qui annonce sa transition à ses enfants ; Pose, et son irrésistible « famille » de voguing ; ou encore Euphoria et son héroïne ado frondeuse, ont marqué le début d’un empowerment de la communauté en proposant des supports d’identification plus honnêtes et crédibles : en choisissant des actrices trans (Laverne Cox, Jamie Clayton, Hunter Schafer), en misant sur une écriture plus fine des personnages (tout ne tourne plus autour de la « révélation choc » de leur sexe de naissance).
Dans Euphoria, la transidentité est naturellement intégrée dans les questionnements sur l’identité propres à l’adolescence et ne constitue que l’une des nombreuses facettes de l’héroïne. Côté cinéma, quelques films ont suivi le mouvement, comme Tangerine de Sean Baker (2015) ou Port Authority de Danielle Lessovitz (sorti en septembre), et on a même vu – fait rarissime – une actrice trans, Claude-Emmanuelle Gajan-Maull, jouer une femme cis dans Climax de Gaspar Noé l’an dernier. Dans De la terreur, mes sœurs! d’Alexis Langlois, la rêverie d’une des héroïnes nous transporte sur un plateau de cinéma où non seulement les interprètes sont trans, mais où toute l’équipe technique l’est aussi – dans la lignée de Jill Soloway, la créatrice de la série Transparent, qui avait imposé en 2014 l’embauche d’au moins une personne trans dans chaque département technique et artistique. On peut en tout cas commencer par espérer l’émergence de davantage de cinéastes trans – outre les stars Lilly et Lana Wachowski, réalisatrices de Matrix (1999) et créatrices de Sense8, citons le Français Océan, qui sort son premier docu ce mois-ci, et l’Américain Silas Howard, qui a sorti son troisième long aux États-Unis l’an dernier, A Kid Like Jake, avec Claire Danes. Gageons qu’en matière d’inventivité, de liberté, de nouveauté, le cinéma y gagnerait beaucoup.
Image de couverture : Euphoria, 2019 Home Box Office Link, INC. ALL RIGHTS RESERVED. HBO