« J’ai toujours été inquiète, pour les gens que j’aime, pour l’état du monde. » Sur une plage de la Croisette, nous sommes abritées de l’orage par une grande toile blanche qui bat au-dessus de nos têtes et nous entoure d’une lumière pâle. La voix de Debra Granik est chaude et posée. Elle sourit, son regard est attentif et bienveillant, elle a l’air un peu hippie avec ses cheveux longs et ses pendentifs en pierres minérales. « J’ai grandi au pic de la menace nucléaire et des missiles Uran. Le pays sortait de la guerre du Viêt Nam, il y avait beaucoup de souffrance, en Asie du Sud-Est et aussi aux États-Unis. J’ai baigné dans cette angoisse diffuse pendant une grande partie de ma scolarité. »
Installée à New York mais originaire du Massachusetts, la cinéaste partage cette inquiétude latente avec les personnages de ses films, des jeunes femmes taiseuses, endurcies par la vie au grand air et les soucis : Irene dans Down to the Bone, son premier long métrage en 2004 (inédit en France), une jeune caissière, mère de famille, qui lutte contre la précarité et son addiction à la cocaïne ; Ree dans Winter’s Bone, en 2011, une adolescente qui s’occupe seule de ses frères et sœurs au cœur d’une forêt du Missouri, entre une mère catatonique et un père fabricant de meth qui a disparu ; Tom dans Leave No Trace, qui sort ce mois-ci, une jeune fille de 13 ans qui vit loin de la civilisation dans un parc national de l’Oregon avec son père, cabossé par ses souvenirs de guerre et le deuil de sa femme. « Ils essaient de survivre. Le père veut rester en marge de la société, et pour cela il doit s’opposer aux règles : pour que ses valeurs survivent, il doit rejeter les leurs. » Ces personnages mal adaptés qui avancent hors des sentiers battus, Debra Granik les immerge dans une nature sauvage qui résonne parfaitement avec l’aspect artisanal, organique de son cinéma. « J’aime filmer la matière, la fumée, la terre, la pluie, les textures du bois. Pour ce film, on a fait appel à une experte de la survie, qui a déjà passé quarante-cinq jours seule dans les bois avec seulement deux outils. Tout ce que les acteurs accomplissent – allumer un feu avec des matériaux mouillés, se déplacer sans laisser d’empreintes, écouter les oiseaux pour savoir ce qui se passe dans la forêt –, c’est elle qui le leur a transmis. »
CHEMINS DE TRAVERSE
Trois films de fiction en presque quinze ans, et un documentaire en 2014, Stray Dog (« chien errant », surnom de son héros), qui n’est pas sorti en France, sur un vétéran du Viêt Nam barbu et tatoué qui gère un campement pour caravanes au sud du Missouri, Debra Granik tourne peu. C’est d’abord parce qu’elle prend son temps : chaque film est précédé d’une longue phase de repérages pendant laquelle, avec sa productrice, elle sillonne les grands espaces américains pour de véritables enquêtes sociologiques et documentaires. Elle aime s’y perdre, y glaner des témoignages, des rencontres. Mais si elle tourne peu, c’est aussi parce qu’elle peine à trouver des financements, malgré son approche modeste (« Je ne voudrais pas être dans la position où je dépense pour un film l’équivalent du budget annuel d’un programme éducatif, il faut être cohérent avec ce dont vous essayez de parler. ») et l’engouement suscité par Winter’s Bone et ses quatre nominations aux Oscars. « Les gens ne veulent pas prendre de risques. Mes projets ne sont pas très vendeurs. Les histoires que je raconte ne sont pas spectaculaires, et j’essaie de ne pas utiliser des acteurs et actrices connus, parce que ça ne fonctionne pas pour faire le récit de gens ordinaires. Et en tant que personne de sexe féminin, je suis très attentive au fait de ne pas objectiver, sexualiser, les femmes à l’écran. » Ce cinéma de la marge, façonné si soigneusement loin des productions mainstream et qui tente avec ses héros de survivre à la brutalité du monde, est pourtant précieux.
« Leave No Trace » de Debra Granik
Condor (1 h 48)
Sortie le 19 septembre