Davy Chou, les beaux rêves

Il y a un côté grotesque dans Diamond Island, cette île « paradisiaque » ultra moderne d’inspiration occidentale. Le film est né de mon incompréhension en tant que Français devant la fascination des Cambodgiens face à cette copie du monde occidental, avec son hôtel de ville de style gréco-romain, totalement déconnectée de la culture du pays – l’île


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Il y a un côté grotesque dans Diamond Island, cette île « paradisiaque » ultra moderne d’inspiration occidentale.
Le film est né de mon incompréhension en tant que Français devant la fascination des Cambodgiens face à cette copie du monde occidental, avec son hôtel de ville de style gréco-romain, totalement déconnectée de la culture du pays – l’île a un côté amnésique, on sent une volonté de faire table rase d’un passé horrifique. Cette île, c’est l’hypertrophie de l’image du Cambodge du futur construite par le gouvernement et dans laquelle se projette complètement la jeunesse. Le jour, il n’y a que des jeunes ouvriers sur les chantiers qui bâtissent ce Cambodge du futur, et, à la tombée de la nuit, toute la jeunesse de la capitale débarque sur des centaines de motos, les yeux émerveillés. C’est la relation entre la jeunesse et cette image du futur qui m’intéressait : ce temple du faux touche une vérité de leur fantasme, dans son côté illusoire. Ce lieu, avec ses salles de spectacle grandioses, ses casinos, ses hôtels de grand luxe, est destiné aux futurs riches du Cambodge, qui n’existent pas encore. Les ouvriers qui y travaillent s’y sentent chez eux, alors qu’ils vont devoir partir quand les travaux seront finis. Dans cet entre-deux propice au rêve, la jeunesse, à l’image de Bora et ses amis, s’est réapproprié ce lieu qui ne lui est pas destiné. C’est beau et tragique à la fois.

Quel est ton lien avec le Cambodge ?
Je suis né en France en 1983, j’ai grandi à Paris, et je ne me suis pas tellement posé la question du Cambodge pendant très longtemps, car mes parents, sans doute traumatisés par l’exil, ne nous ont rien transmis de leur pays. Ils ont quitté le Cambodge pour faire leurs études en France en 1973, deux ans avant l’arrivée des Khmers rouges. Le pays s’est fermé, donc ils sont finalement restés en France, et ils ont perdu la plupart des membres de leur famille. Pendant mes études, j’ai entendu parler de cette cinématographie perdue et je me suis dit que c’était un sujet en or pour un film. Sans doute aussi parce qu’un tabou crée toujours du désir, j’ai eu envie d’ouvrir cette porte-là et je suis allé au Cambodge pour faire Le Sommeil d’or. Après ce documentaire sur le passé, j’ai eu envie de prolonger un geste et de faire une fiction sur le Cambodge du présent.

Tu appréhendais le passage à la fiction ?
Surtout pour la direction d’acteurs. Déjà, il y avait le défi de la langue, il fallait diriger des acteurs amateurs dans une langue que je ne maîtrisais pas complètement – j’avais appris le khmer sur le tas pendant l’année et demie que j’ai passée au Cambodge pour Le Sommeil d’or. Et puis il a fallu trouver les comédiens : on a fait cinq mois de casting sauvage dans les rues de Phnom Penh, à ratisser les chantiers… L’acteur qui joue Bora est chauffeur de taxi, il fait la navette tous les jours entre Kampot et Phnom Penh, soit sept heures de route. Aza, qui joue sa petite amie, je l’ai repérée sur Diamond Island. J’ai eu un flash : elle était hyper libre, hyper sexy, je la voulais absolument. J’ai dû lui courir après pendant trois mois pour lui faire passer un casting. Comme elle n’est pas dans les canons de beauté cambodgiens, avec sa peau foncée, son petit nez, ses grosses lèvres, elle pensait que c’était pour un film de cul ou un truc louche !

Du fait de ton approche documentaire, la personnalité des comédiens a eu une incidence sur leurs personnages ?
Oui, beaucoup. Il y a une forte dimension onirique, c’est un film sur le rêve, mais je tenais à ce que le jeu soit réaliste. Ils ont donc tous réécrit leurs propres dialogues. Leur vécu a beaucoup joué, le plus bel exemple étant la scène du baiser entre Bora et Aza. C’était la première fois que l’acteur embrassait une fille, et je suis très ému d’avoir pu la filmer. Pendant le casting, il m’a dit qu’il avait eu sept copines. Sachant qu’il était pudique, je lui ai dit assez tard qu’il y avait une scène de baiser, et il est devenu blême. Je lui ai dit : « Mais tu m’as dit que tu avais eu sept copines ? » et il m’a répondu : « Oui, mais je les ai jamais embrassées ». Du coup, le tournage a été assez laborieux : Bora et Aza ont joué la scène de façon magnifique plein de fois, mais, à la fin, juste avant de l’embrasser, il s’arrêtait. On a eu le baiser à la treizième prise, et elle est magnifique.

Le film est très coloré : couleurs vives et fluorescentes le jour, néons acidulés et lumières phosphorescentes la nuit. Pourquoi ce parti pris ?
On a cherché à créer les conditions plastiques pour qu’on ressente le monde du point de vue des personnages, qui sont fascinés par cette modernité. On a donc poussé la dimension artificielle et virtuelle de Diamond Island, en veillant à ce qu’elle reste séduisante : on s’est inspiré de l’imagerie numérique explorée à fond par Michael Mann sur Miami Vice, ou dans Speed Racer des Wachowski.

Vous avez aussi travaillé cette artificialité au niveau du son : lors des conversations cruciales entre Bora et son frère ou Aza, ces moments de vérité, le son se distord, les voix entrent en résonance, en apesanteur.
Ces conversations sont désynchronisées, comme si les voix sortaient des corps et qu’ils se parlaient par télépathie, de cœur à cœur. On a travaillé au plus profond l’artificialité de la lumière et du son pour toucher l’intériorité, la vérité des personnages. À l’image de Diamond Island, ce temple de l’artifice dans lequel les jeunes vivent des émotions réelles, on touche ainsi à des émotions plus vraies par une sorte de miracle du faux. C’est peut-être la définition du cinéma.

Tu évoquais Michael Mann ou les Wachowski, mais l’atmosphère onirique du film évoque aussi le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul et de Hou Hsia-hsien.
La façon de penser le film reste très française, je crois ; tout comme pour Le Sommeil d’or d’ailleurs, contrairement à ce que j’imaginais. Lors d’une présentation de Diamond Island à Taïwan, on m’a expliqué que, même si j’avais Hou Hsia-hsien en référence, le film restait très français. Disons que c’est un mix : formellement je me suis inspiré à la fois de cette modernité asiatique et du cinéma américain de Michael Mann ou de Harmony Korine ; pour ce qui est du récit, c’était plutôt les films de Francis Ford Coppola avec Matt Dillon sur les bandes de jeunes dans les années 1980, comme Outsiders. J’avais fait un court métrage sur comment on peut dépasser ou se faire écraser par ses influences, mais j’ai fait le choix d’assumer le patchwork.

« Diamond Island »
de Davy Chou
Les Films du Losange (1 h 41)
Sortie le 28 décembre