David Hertzog Dessites : « Michel Legrand était un ambassadeur de l’esprit de l’enfance. »

Digne d’un conte de fée tout droit sorti d’un film de Jacques Demy, le destin de David Hertzog Dessites est renversant. Ancien balayeur à Cannes (où il est né) devenu documentariste, le réalisateur a noué une relation privilégiée avec Michel Legrand, qu’il a suivi pendant deux ans jusqu’à son dernier concert à la Philharmonie de Paris. Il retrace sa vie dans « Il était une fois Michel Legrand », extraordinaire voyage dans l’œuvre de ce compositeur hors norme, géant de la chanson et du cinéma, qui de la France jusqu’à Hollywood, de Jacques Demy à Barbra Streisand, aura bercé le cœur de plusieurs générations. Rencontre.


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« Il était une fois Michel Legrand » de David Hertzog Dessites

Quand avez-vous entendu pour la première fois une musique de Michel Legrand ?

Je l’ai entendu pour la première fois dans le ventre de ma mère. Elle écoutait The Windmills Of Your Mind, la version originale des Moulins de Mon Cœur [titre iconique du film L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison, ndlr] en permanence. Donc intra utero, déjà, j’ai été biberonné à Michel Legrand. C’est ancré en moi. La musique de Michel, au sens vibratoire, m’émeut. Je suis bouleversé à chaque fois.

Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec lui ?

C’était fou. Il donnait un concert privé sur une des terrasses du Palais des festivals, à Cannes. J’avais fait des pieds et des mains pour assister au concert. J’étais comme un gamin devant un sapin de Noël. À la fin du concert, je vais le voir et je lui dis : « Monsieur Legrand, si j’existe, c’est un peu grâce à vous ». Il m’a regardé : « Mais comment c’est possible ? ». Je lui explique pour mes parents, ma mère enceinte, la musique. Il m’a répondu : « C’est formidable, j’adore ! ».

Le hasard a fait que son manager, à qui j’avais donné mon numéro, me dit : « Écoutez, vous n’avez pas besoin de moi, je vous donne son téléphone, appelez-le directement et allez le voir. Il habite à Montargis. » Je me revois chez moi, notez le numéro de téléphone de Michel Legrand. Je me dis : « Putain, c’est pas possible, c’est le portable de mon héros ! ». Je l’appelle tout de suite, il décroche, je reconnais sa voix. Il me dit : « Bon, alors, mardi, vous faites quoi ? ». Je réponds : « Laissez-moi regardez ». Je n’avais rien, bien sûr [rires]. Il me dit : « Alors vous venez à Montargis ! ».

J’arrive là-bas, il m’attendait sur la place de l’église de Montargis, avec une petite bagnole. On est parti dans les chemins de campagne, il roulait à 100 à l’heure. C’était un truc de fou. Arrivés chez lui, je lui explique que j’aimerais faire le documentaire le plus exhaustif possible sur lui. Ce qui veut dire interviewer tout le monde autour de lui. Il me dit : « Oh, ça va être compliqué, parce qu’ils sont tous morts ! »  Je trouve finalement une façon de le captiver et je lui dis : « Si vous faisiez un film sur vous-même, que feriez-vous ? » C’était comme si j’avais séduit Louis XIV, il s’est senti totalement mis en valeur. La discussion a duré cinq heures. Je paierais cher pour revivre ce moment-là.

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On vous aperçoit dans le documentaire, aux côtés de nombreuses personnalités qui l’ont connu, comme Claude Lellouche ou Sting. Quelle relation avez-vous noué avec lui durant le tournage ?

Une relation totalement filiale. Je n’ai pas la prétention de vouloir être le fils de Michel Legrand. Je ne le suis pas, je ne le serai jamais. En revanche, comme tous les musiciens qui l’ont rencontré, j’ai trouvé en lui un père artistique. C’est quelqu’un qui m’a emmené à me dépasser, à oser, à explorer des tas d’endroits – déjà avec sa musique, avant même que je le connaisse. Après la rencontre tout était plus fort. Il s’est produit une réaction physiologique. Nos énergies se sont rencontrées et c’était extraordinaire.

Le film ressemble à un conte anachronique, par son titre, sa narration, votre voix-off.  Est-ce que les films de Jacques Demy, par exemple Peau d’Âne, dont Michel Legrand a composé les musiques, vous ont influencés ?

Pour être honnête, je ne pense pas avoir été consciemment influencé par les films de Jacques Demy. Mais c’est peut-être inconscient. La chef monteuse du documentaire, Margot Icher, qui est une amie, est folle de Jacques Demy et des Demoiselles de Rochefort. Elle a sans doute aussi amené un esprit dans ce genre-là.

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Derrière sa musique joyeuse, vous montrez avec justesse les failles d’un homme qui a combattu la dépression, mais aussi ses colères, son intransigeance. Comment ne pas tomber dans la sacralité quand on suit le quotidien d’une personnalité comme lui ?

Tomber dans la sacralité, dans l’idolâtrie, c’est trop facile. Quand vous filmez un tel homme, vous avez en tête cette certitude : c’est un génie. Mais je ne voulais pas faire cet énième documentaire où tout le monde dit « Qu’est-ce qu’il était fort ! ». Bien sûr qu’il était formidable, mais qu’est-ce qu’il était chiant aussi ! [rires] Je voulais faire un film en passant par le trait d’humanité. Cela signifie ne pas montrer uniquement la bienveillance ou la gentillesse, mais aussi les failles.

La colère était un moyen de défense chez Michel Legrand, car il avait peur de mal faire. Il n’avait pas peur d’être ridicule. Il avait peur que sa musique ne soit pas à la hauteur de ce qui lui-même attendait. Sa première exigence était envers lui-même. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a été un bourreau de travail.

Vous mettez aussi en avant son irrévérence, son caractère d’éternel sale gosse. Vous l’avez ressenti ?

Michel était un enfant de douze ans dans un corps de 85 ans, un ambassadeur de l’esprit de l’enfance. Je comprends mieux maintenant, pourquoi sa musique a touché le public, pourquoi elle continue à toucher autant de gens. C’était de l’amour pur. Et lui-même était en demande d’amour constante, comme j’ai rarement vu quelqu’un en demander.

A 20 ans, vous étiez balayeur de la ville de Cannes près du Palais des Festivals. Cette année, vous avez monté les marches pour présenter ce documentaire accompagné de votre père. Qu’est-ce que vous avez ressenti à ce moment-là ?

C’est un peu un accomplissement. Quand j’ai dit à mon père que je voulais faire du cinéma, il a été l’un des premiers à s’y opposer. Pour lui, ce n’était pas concret. Il était maçon, c’était très loin de lui. Il avait peur que je me retrouve à la rue. D’ailleurs, ça fait 25 ans que je suis dans cette industrie – j’ai démarré en faisant des making off en pagaille, parce que je n’ai pas fait d’école… Quand j’ai dit à mon père que j’allai réaliser un film sur Michel Legrand, ça l’a interpellé, rappelé son histoire avec ma mère et cette chanson de L’Affaire Thomas Crown, qui reste pour lui le plus grand souvenir qu’il ait vécu avec ma mère, aujourd’hui décédée.

Ce film m’a emmené à avoir la reconnaissance de mes pairs et surtout celle de mon propre père. En plein milieu de la production du film, il y a deux ans très précisément, mon père m’a dit : « Je vais te reconnaître. » Jusqu’alors, j’étais un enfant illégitime. Je vous laisse imaginer l’émotion que ça a créé chez moi de voir ce film aboutir, me donner la reconnaissance professionnelle qu’on espère tous quand on fait ce métier, et dans le même moment, recevoir la reconnaissance paternelle qui m’avait manqué pendant 50 ans.

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Sur le tapis rouge, alors que vous montiez les marches, des photographes mal informés ont pris votre père pour Michel Legrand, qui est décédé en 2019. Ça vous a fait quoi ?

Des photographes criaient « Michel, Michel ! » C’était lunaire. On a laissé faire. C’était tellement drôle. Je pense qu’il aurait trouvé ça très drôle sur le moment, avant d’être vexé. Il se serait marré sur le coup, puis serait allé voir les journalistes, en leur disant que c’était n’importe quoi.

Quels documentaires vous ont marqué ? J’ai beaucoup aimé le documentaire sur Quincy Jones [Quincy de Rashida Jones et Alan Hicks, 2018, ndlr.] J’ai trouvé ce qu’a fait Netflix assez bluffant. On se rend compte de là où vient ce bonhomme et là où il est arrivé. Un très beau film documentaire qui m’a aussi énormément influencé dans ma vie c’est celui réalisé par Eleanor Coppola. Ce documentaire s’appelle Hearts of Darkness. C’est tout simplement l’histoire filmée du tournage d’Apocalypse Now. Ce film est un chef d’œuvre, c’est absolument magistral. Ça dépasse le cadre du making of. Elle a pu filmer Francis Ford Coppola dans tous ses états. Vous voyez tout : l’engueulade avec le studio, quand on lui coupe les vivres, l’hypothèque de sa maison. C’est une histoire de malade.

Michel Legrand a cette phrase géniale dans le film : « La postérité, je m’en tamponne » ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

C’est une phrase formidable, mais je pense qu’à la fin, il ne s’en foutait pas du tout. C’était le roi de la contradiction. Quand il dit ça dans les années 1980 à Jacques Chancelle, c’est probablement vrai sur l’instant, mais ça ne l’est absolument plus à la fin de sa vie, au moment du tournage du film. Jamais il n’aurait dit non à la postérité parce qu’il savait que ce qu’il allait laisser de lui dans ce film, ce serait la dernière trace qui resterait de lui. C’est peut-être pour ça qu’il a accepté le projet à ce moment-là.

Une autre phrase de Michel me bouleverse – il me l’a confiée dans la seule réelle interview que j’ai pu voir de lui, qui a duré deux minutes trente « J’ai oublié tout ce qui n’intéresse pas un enfant. Et j’ai gardé tout ce qui est important pour un enfant ». Cette phrase-là, c’est tout Michel.

Images © Dulac Distribution