Dix-huit ans après Irréversible, revenge movie ultra violent monté dans un ordre antéchronologique, Gaspar Noé présente une nouvelle version de son scandaleux film, remonté cette fois « à l’endroit ». On a voulu vivre l’expérience jusqu’au bout en visionnant les deux d’affilée. À l’arrivée, on est sortis lessivés, mais convaincus par cette proposition. Le film est visible en salles dès aujourd’hui.
Retour en mai 2002, près de la grande salle du Festival de Cannes. Il est minuit passé et l’ambiance commence à s’échauffer. Des spectateurs, visiblement agités, refusent de répondre au micro d’un journaliste venu recueillir des réactions. Au fil des minutes, les sorties s’échelonnent, et la parole se libère. Davantage pour conspuer un film – qui n’a selon certains aucun sens – que pour l’encenser. Il s’agit d’Irréversible du cinéaste Gaspar Noé.
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Sous-titré « Le temps détruit tout », le film a bâti sa réputation d’objet sulfureux sur l’ultra violence de deux scènes fixes abominables (celle d’un massacre crânien, puis celle, centrale, d’un viol), mais aussi pour son parti-pris formel et narratif audacieux. Monté de façon antéchronologique, le film raconte à rebours une soirée qui dégénère. Des backgrounds hardcore du Rectum, une boîte SM gay, au batifolage doux, sensuel et lumineux d’un couple, le récit reconstruit l’histoire de Marcus (Vincent Cassel) et Pierre (Albert Dupontel), partis venger le viol d’Alex (stupéfiante Monica Bellucci), compagne du premier et ex-femme du second.
Cette version initiale, qui n’a rien perdu de sa force, provoque un vertige de sentiments contradictoires qui mise à plein sur le cérébral. Il y a ici un temps de digestion nécessaire à l’assimilation des images et sons discordants. Passer de l’enfer, symbolisé par les mouvements de caméra bringuebalants et une profonde lumière rouge, à un Eden éphémère (la séquence finale, filmée en plan aérien, montre Alex, paisiblement allongée sur l’herbe d’un parc), des ténèbres à la lumière, mobilise toute l’attention et l’énergie, en plus de déstabiliser en profondeur. Difficile de comprendre la bizarre sensation d’accalmie ressentie dans la dernière partie du film, qui précède, si on se replace dans la pure chronologie des événements, une série de catastrophes.
De la lumière aux ténèbres
En ce sens, le nouveau montage, qui a préservé toutes les scènes (seul un passage où la caméra longe une affiche de 2001, L’Odyssée de l’espace de Kubrick représentant le célèbre foetus astral a été retiré) mais a nécessité de légers raccords, soulage le spectateur, en établissant plus clairement la direction que prend le film.
Sans exiger un effort mental de reconstitution, ce remontage rend plus flagrant le délitement progressif des événements. De même qu’il donne une autre ampleur aux nombreux plans-séquences du film (dont celle du viol, étirée sur 15 minutes). Chose étrange : bien qu’on puisse l’anticiper, on s’étonne de la barbarie grandissante du film. Qui prend, dans le contexte contemporain, un aspect sensiblement différent.
2002-2020 : « Le temps révèle tout »
Dix-huit ans après la projection cannoise de la version initiale, la version neuve s’observe quant à elle sous l’angle post #MeToo. Exposés dans cet ordre, les réflexes de domination masculine qui s’opèrent dans le récit ressortent de manière plus saillante. Dans cette seconde mouture comme dans la précédente, il apparaît clairement que la violence, plus ou moins gratuite, est toujours le fait d’hommes travaillés psychologiquement comme sexuellement par le mythe de la virilité. Mais ouvrir le film sur le personnage d’Alex plutôt que sur celui de Marcus, c’est un peu redonner à celle-ci les clefs de la narration, et contrebalancer symboliquement cette domination. « Le temps révèle tout », nous dit le nouveau sous-titre. À l’aune de ce rapport de force inversé, qui à l’origine n’était pas conçu par Noé, ces mots sonnent aujourd’hui très juste.
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Images : © Carlotta Films