De sa voix éraillée, sensuelle et canaille, la grande Billie Holiday aura chanté jusqu’à épuisement l’amour et le désarroi. Si on retient souvent de cette immense figure du jazz les chapitres sulfureux de son existence (son enfance écorchée dans les quartiers chauds de Baltimore, sa toxicomanie, sa vie sentimentale agitée…), ce documentaire hypnotique met l’accent sur son talent fou, sans toutefois faire l’impasse sur ces événements personnels structurants (et notamment le racisme auquel la chanteuse a dû faire face). L’originalité du film, double épopée américaine traversée de noirceur, est de puiser dans une autre histoire, méconnue mais fascinante. Au début des années 1970, la journaliste américaine Linda Kuehl a entrepris un travail colossal de recherche sur la chanteuse, disparue en 1959, en vue d’écrire sa biographie.
Entre 1971 et 1972, la reporter est partie sur les traces des personnes qui ont côtoyé Billie Holiday. Des chanteurs et musiciens (Count Basie, Sarah Vaughan, Charles Mingus, Tony Bennett…), des amis d’école, des avocats, mais aussi des agents du FBI qui l’a maintes fois traquée et arrêtée. À la fin de son éreintant voyage, Linda Kuehl a réuni plus de deux cents heures d’interviews, encapsulées dans des cassettes que la journaliste n’utilisera jamais. En 1978, son corps est retrouvé dans une rue de Washington, D.C. La police bâcle l’enquête et conclut à un suicide, mais le documentaire soulève d’autres pistes…
Après de minutieuses investigations, James Erskine a donc retrouvé, trié et réutilisé les cassettes oubliées, et s’est échiné, avec l’artiste brésilienne Marina Amaral, à coloriser un important corpus d’images en noir et blanc de Billie Holiday (matière visuelle principale du film). D’une troublante beauté, son documentaire aux contours sinueux redonne vie à ces deux femmes que beaucoup de choses séparent (l’époque, le milieu d’origine…) mais qui sont animées par une même pulsation. Depuis les fins fonds de cette mémoire éclatée, reconstituée comme par magie sur un grand écran noir, rien ne semble pouvoir éteindre leur flamme.
3 QUESTIONS À JAMES ERSKINE
Pourquoi avoir choisi de raconter deux histoires en parallèle ?
Je voulais faire un portrait de Billie Holiday qui soit authentique. Je me suis lancé dans une enquête qui m’a mené à Linda. J’ai été frappé par la symétrie du parcours de ces deux femmes, leur façon d’essayer d’exprimer leurs propres vérités.
L’atmosphère rappelle parfois celle de vieux films noirs.
C’est celle des night-clubs des années 1930 à 1950. Une époque où tout se murmurait à l’arrière des bars, où le FBI surveillait tout. Je voulais recréer ça sans enfermer Billie dans le passé. Sa vie n’était pas en noir et blanc, mais en Technicolor.
Le rendu esthétique est impressionnant. Racontez-nous le processus de colorisation.
C’était un vrai défi : on sélectionnait les images à Londres, avant de les envoyer au Brésil à Marina qui constituait un lookbook qui était ensuite envoyé à Mumbai, pour le travail de composition, puis à Londres pour les intégrer au montage et enfin dans notre laboratoire en Belgique pour harmoniser l’étalonnage couleur général du film. On a voulu rendre Billie vivante à l’écran.
Billie de James Erskine, L’Atelier (1 h 32), sortie le 19 mai
Images : © ALAMY