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Cloud Atlas, les Wachowski la tête dans les nuages
- Bruno Dubois
- 2013-03-13
Cloud Atlas est un film miraculé. « En écrivant le livre il y a dix ans, je me suis dit qu’il ne serait jamais adapté au cinéma », raconte le Britannique David Mitchell, qui a « encore du mal à réaliser » qu’il est en train d’en faire la promo à Hollywood. Trop compliqué, trop long, trop cher, trop mystique, le cinéaste allemand Tom Tykwer a tout entendu, et surtout « non ». « J’ai frappé à toutes les portes, et aucun grand studio ne voulait prendre le risque », se souvient le réalisateur de Cours, Lola, cours. Tombé amoureux du roman choral que lui avaient recommandé les Wachowski en 2006, il imagine un pari un peu fou : en faire un film indépendant, l’un des plus chers du cinéma allemand avec un budget de 100 millions de dollars (Tykwer est coproducteur du film via la société allemande X Filme Creative Pool) et le coréaliser avec les parents de Matrix, qui voulaient collaborer avec lui depuis plus de dix ans.
Le problème de Cloud Atlas, c’est que la structure du livre ne se prêtait pas au cinéma. Du XIXe siècle jusqu’à un futur postapocalyptique, chacune des six histoires (lire l’encadré XXXX) est racontée chronologiquement pendant la première moitié du roman puis refermée dans la seconde en ordre inverse, sur le schéma « 1-2-3-4-5-6-5-4-3-2-1 ». Le seul fil narratif continu, c’est la voix d’une époque qui s’invite dans la suivante via un journal, des lettres, une symphonie ou un film. « Cela ne suffisait pas, explique Lana Wachowski. Il fallait attendre plus d’une heure pour présenter certains personnages. On aurait pris le risque de perdre les spectateurs en route. »
Bloqués dans cette impasse structurelle, le frère et la sœur tentent une réunion de la dernière chance avec Tom Tykwer en 2009. Andy Wachowski raconte : « On a déconstruit chaque scène sur des centaines de cartes de couleur éparpillées partout dans la pièce, en essayant de les regrouper sans y parvenir. L’idée d’entrelacer les arcs en utilisant les mêmes acteurs pour incarner différents rôles s’est alors imposée naturellement. » Tom Hanks, Halle Berry, Hugo Weaving, Susan Sarandon, Hugh Grant… Un casting étoilé de treize acteurs, qui jouent près de soixante personnages au cours des six périodes. Leur voyage, influencé par la philosophie bouddhiste pratiquée « en amateur » par David Mitchell, peut s’interpréter comme celui d’une âme qui évolue au gré des générations, laissant parfois la trace de son passage – par exemple, une tache de naissance en forme de comète.
COMME AU THÉÂTRE
Ce tour de passe-passe rendu possible par la magie du maquillage et des effets spéciaux a surtout permis aux réalisateurs de séduire des stars et de lier solidement les fils pour tisser une tapisserie complexe. « C’était un changement majeur. On ne l’aurait pas fait si David n’avait pas été d’accord », explique Lana Wachowski. Mitchell, qui a laissé au trio une liberté totale pour l’adaptation, a été immédiatement conquis : « C’était la solution pour conserver l’idée de récurrence éternelle et du voyage de l’âme. J’étais comme une mère confiant son enfant à des parents adoptifs, et j’ai vu qu’ils allaient l’aimer. »
Le résultat demande au spectateur sa pleine attention. On passe toutes les cinq minutes du XIXe au XXIVe siècle, du drame à la comédie et du thriller à la science-fiction. On joue aussi à identifier les acteurs, qui changent parfois de sexe et de couleur de peau selon les époques. Alors que certains ont accusé le film de racisme pour avoir utilisé des acteurs de type européen pour incarner des Asiatiques à Neo Seoul, l’actrice coréenne Doona Bae balaie ce reproche. Dans un anglais hésitant, elle rappelle qu’elle et Halle Berry « jouent aussi des rôles de femmes blanches et d’hommes ». « Ceux qui parlent de racisme n’ont vraiment rien compris au message », s’emporte à son tour l’acteur britannique Jim Sturgess, qui libère dans le film le clone incarné par Doona Bae de ses chaînes.
C’est précisément le travail de caméléon demandé aux interprètes qui a convaincu Tom Hanks de rejoindre le projet. « C’était un rêve d’acteur, raconte-t-il. On avait l’impression de faire partie d’une troupe de théâtre. Il suffisait de changer de costume pour changer de rôle. » Cloud Atlas était l’un de ces coups de cœur capables de convaincre le comédien le plus rentable – et le mieux payé – de Hollywood d’accepter une réduction de son cachet, qui avoisine en général les vingt millions de dollars. Son implication fiévreuse dans le projet a ouvert de nombreuses portes, assure Tom Tykwer. « J’ai une chance formidable, explique Hanks. J’étais mauvais à l’école parce que j’étais hyperactif. Acteur est sans doute le seul métier que ce trouble me permettait d’exercer. » Pendant le tournage, il s’est d’ailleurs « amusé comme un gamin qui joue aux cow-boys et aux Indiens ». Ses personnages préférés ? « Hugo Weaving en terrifiante infirmière et Hugh Grant en chef de guerre cannibale. » Halle Berry, elle, a d’abord eu du mal avec la schizophrénie de l’exercice. « Tout s’est débloqué quand Lana m’a dit de jouer une âme et non un personnage », explique l’actrice.
Des trois réalisateurs, Lana Wachowski est la plus habitée quand elle parle du film. Car entre Matrix et Speed Racer, Larry a changé de sexe pour devenir Lana, et les « Wachowski brothers » sont désormais connus comme les « Wachowski siblings » (« frère et sœur »). Celle qui dit avoir toujours eu l’impression d’être une femme piégée dans un corps d’homme a totalement adhéré au message du livre : « Bien sûr que le thème résonne particulièrement pour moi, cette idée que nous sommes d’abord une âme, au-delà de notre enveloppe charnelle. » Autrefois timide et renfermée, elle n’a jamais semblé aussi épanouie et affirmée qu’avec ses cheveux roses et sa nouvelle identité.
L’ÂME DU FILM
Pour accélérer un tournage réduit à seulement soixante jours, le trio a fait le choix de filmer parallèlement les six histoires. Au Royaume-Uni, les Wachowski se sont ainsi occupés du voyage en bateau et des deux segments futuristes ; Tykwer, des trois portions plus contemporaines, en Allemagne. « C’est comme s’ils avaient un lien télépathique », spécule Tom Hanks. « Peut-être qu’on partage une âme, plaisante Andy Wachowski. Mais la vérité, c’est qu’on discutait beaucoup par Skype, y compris pour parler des mouvements de caméra et de la photographie. » La cohérence presque miraculeuse du film tient aussi beaucoup du travail de l’orfèvre allemand Alexander Berner, qui s’est occupé du montage titanesque. La bande originale, composée par Tom Tykwer et ses compères Johnny Klimek et Reinhold Heil, achève de lier le tout, notamment grâce à la symphonie du Cloud Atlas Sextet qui hante les personnages.
Comme les spectateurs, chaque acteur a son interprétation sur le film. Halle Berry se dit « sensible » à l’idée de la réincarnation. Plus cartésien, Tom Hanks préfère retenir « l’impact extraordinaire qu’un acte de générosité, même anodin, peut avoir des centaines d’années plus tard ». Alors que Hugo Weaving semble incarner la constante maléfique du film, les personnages joués par Tom Hanks sont ceux qui évoluent le plus en cinq siècles : il débute en docteur raciste en 1849 avant d’aider l’enquête de Halle Berry en 1973 et d’hésiter entre la peur et l’amour en 2321.
Notre corps n’est-il qu’un simple vaisseau pour des âmes qui traversent l’espace et le temps ? Sommes-nous tous connectés par des forces d’amour et de destruction ? Comme le roman de Mitchell, le film n’a pas l’arrogance d’apporter des réponses définitives. Moins obscur que The Tree of Life de Terrence Malick, moins boursouflé que The Fountain de Darren Aronofsky, qui partagent avec lui une ambition métaphysique, Cloud Atlas réussit surtout le tour de force d’être accessible dès le premier visionnage. Au second, il révèle sa beauté fulgurante et laisse une empreinte indélébile.
Cloud Atlas de Tom Tykwer, Andy et Lana Wachowski
avec : Tom Hanks, Halle Berry…(2h45)
sortie : 13 mars