Pour de nombreux cinéphiles, c’est un événement. À l’occasion de la rétrospective consacrée à la réalisatrice Patricia Mazuy, la Cinémathèque française projette fin octobre le fulgurant Travolta et moi, d’autant plus culte qu’il demeure quasi invisible depuis sa diffusion à la télévision au milieu des années 1990. Pour la première fois, les spectateurs découvriront cette histoire d’amour insurrectionnelle dans la copie 35 mm d’origine. Cette précieuse bobine, retrouvée il y a peu, remplace avantageusement la vieille cassette U-matic (sorte de VHS améliorée) utilisée jusqu’alors pour les rares projections du film.
Travolta et moi sera ainsi montré tel qu’il fut présenté en festivals avant sa diffusion sur Arte en novembre 1994. Ce teen movie sur patins à glace, totalement inclassable, détonne d’emblée dans le paysage cinématographique français. En 1993, il reçoit le Grand Prix du festival international du film de Belfort et le Léopard de Bronze à Locarno, où le dernier film de Mazuy, l’impressionnant Bowling Saturne (en salles le 26 octobre), était justement projeté en aout dernier. Après avoir connu « un enfer absolu » durant une bonne partie du tournage du puissant Peaux de vache, son premier long métrage, sorti en 1989 et resté lui-aussi dans l’ombre jusqu’à sa récente restauration par La Traverse, Mazuy aborde Travolta et moi de façon beaucoup plus légère : « Pour Peaux de vache, au début, j’étais inapte. Le tournage a été très violent, tout le monde voulait se barrer, nous a-t-elle confié. Sur Travolta et moi, on était dans le plaisir et l’aventure. J’étais trop contente de filmer une patinoire ! »
Comme Trop de bonheur de Cédric Kahn (lire ci-dessous), Travolta et moi est né d’une idée géniale de Chantal Poupaud, figure du cinéma d’auteur français décédée en juin dernier. Elle propose à neuf cinéastes d’imaginer chacun l’un des volets d’une série de films d’Arte intitulée « Tous les garçons et les filles de leur âge ». Quand la chaîne lui demande d’y participer, Mazuy est la plus disponible des neuf. Elle se met immédiatement à l’écriture, en duo avec Yves Thomas, qui sera par la suite scénariste de trois autres de ses films (Saint-Cyr en 2000, Paul Sanchez est revenu ! en 2018, et Bowling Saturne). Sous l’œil attentif de Pierre Chevallier, alors directeur de l’unité fictions de la chaîne franco-allemande, Mazuy est donc la première à se lancer, sans trop de pression. « Je me suis dit, de toute façon, on s’en fiche, c’est un petit téléfilm pour Arte. C’est pour ça que j’ai tenté plein de trucs, je me disais que personne n’allait le voir… » Fâchée contre la production qui annonce que tout doit s’arrêter faute d’argent alors que les répétitions ont déjà commencé, la réalisatrice au caractère bien trempé refuse de quitter Châlons-sur-Marne, où doit bientôt commencer le tournage. Finalement, il aura bien lieu.
FIEVRE DISCO-PUNK
Comme le reste de cette collection centrée sur l’adolescence, qui impose une scène de fête dans chacun des films, Travolta et moi profite d’un accord conclu avec Sony. Un deal qui permet aux cinéastes de piocher dans le vaste catalogue musical de la major américaine. « Une vraie caverne d’Ali Baba. Il y avait tout, se souvient la réalisatrice. C’était formidable d’avoir accès à ces musiques-là. » À travers les morceaux des Bee Gees – indispensable au film selon Mazuy, mais ne figurant pas au catalogue de Sony et qu’il a donc fallu négocier à part –, des Jackson Five, de Nina Hagen, d’Aerosmith, de Joe Dassin ou des Clash, la bande-son, qui accompagne pendant près de trente minutes l’explosive séquence de fête organisée dans une patinoire, symbolise notamment le passage du disco au punk à la fin des années 1970.
Une époque, celle de l’adolescence de la réalisatrice, dans laquelle s’ancre le film, traversé par la figure mythique de John Travolta, héros de La Fièvre du samedi soir, sorti en 1978 en France. Un film culte dont Travolta et moi reprend in extenso quarante secondes de la célèbre scène dans laquelle la star américaine se déhanche au son de « You Should Be Dancing ».
Cet extrait du film de la Paramount et les droits d’une bande originale cinq étoiles, négociés uniquement pour la diffusion télé sur quelques territoires et pour une durée limitée, rendent pour l’instant très compliquée une ressortie de Travolta et moi. D’où la gratuité de la séance organisée par la Cinémathèque, exceptionnellement autorisée à projeter le film dans un cadre non commercial. La réalisatrice s’était confrontée à cette problématique des droits musicaux dès le tout début de sa carrière. Après une prépa dans le prestigieux lycée Henry-IV, la Dijonnaise, fille de boulangers montée à Paris, souhaite intégrer l’école de cinéma de la rue Vaugirard (devenue l’E.N.S. Louis-Lumière).
Mais ses parents décident qu’elle fera H.E.C. Très énervée, elle sèche les cours pour s’occuper du ciné-club étudiant, tout en découvrant les Doors. Sans diplôme, elle quitte Paris et s’envole pour la côte ouest des États-Unis, où elle gagne sa vie en gardant des enfants de milliardaires. Mazuy se lance alors dans la réalisation d’un deuxième court métrage (ils seront tous projetés pour la première fois à la Cinémathèque), Dead Cats (1980), qu’elle accompagne de la musique des Doors. « À l’époque, j’ai halluciné quand on m’a dit que je n’avais pas le droit de mettre n’importe quoi sans autorisation. Je pensais que la musique appartenait à tout le monde », se remémore-t-elle, amusée. Mazuy laisse alors un mot à Agnès Varda, très proche de Jim Morrison, le leader du groupe, dans la fac où elle enseigne. La réalisatrice de Cléo de 5 à 7 la renvoie vers l’avocat des Doors, qui rédige une autorisation d’utilisation de leur musique pour des projections non commerciales du petit film de Mazuy.
Patricia Mazuy a toujours entretenu un rapport compliqué avec Travolta et moi, pourtant vénéré par toute une génération de cinéphiles. « On ne me parle que de celui-là. C’est très énervant par rapport à tout ce que j’ai fait depuis. Je me demande parfois si ce n’est pas parce qu’il est invisible qu’on en parle autant… » Les quelques défauts que lui trouve sa réalisatrice procurent surtout à Travolta et moi un charme fou. Le film est porté par la bouleversante Leslie Azoulay, découverte en 1991 dans , que l’impétueuse fillette alors âgée de 11 ans n’hésita pas à injurier en plein tournage. « Elle était déchaînée. C’était une pure actrice, qui vivait tout sans filtre et passionnément », raconte Mazuy.
Azoulay, 15 ans au moment du tournage, tient le rôle principal de Christine, ado fan de Travolta qui s’éprend de Nicolas, « dandy-punk nihiliste » féru de Nietzsche. Un personnage atypique incarné par Julien Gérin, lycéen à Châlons-en-Champagne. Dans une séquence épatante, mettant le feu à la boulangerie dont elle doit s’occuper en l’absence de ses parents, Christine décide de rejoindre le ténébreux blond dans cette fête entre rêve et cauchemar. Bien entourée pendant le tournage de Travolta et moi, Azoulay, aussi révoltée et sensible que son personnage, a mal vécu la suite de son immersion dans un milieu cinématographique à la fois flatteur et cruel. Pour se reconstruire, elle a totalement changé de vie et s’épanouit désormais loin des plateaux. Sa performance dans le rare Travolta et moi en est d’autant plus précieuse.
« Patricia Mazuy », rétrospective à la Cinémathèque française du 24 au 30 octobre
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Travolta et moi, projection le 30 octobre à 17 h 30, gratuit