« Ils me croient tapis dans l’ombre, sans savoir que je suis une ombre. » En ouvrant son film sur cette ligne de dialogue qui résonne comme une oraison funèbre, Matt Reeves (Cloverfield, La Planète des singes) place d’emblée son Batman sous des auspices inquiets. Bien sûr, il n’a pas fallu attendre que le réalisateur s’empare du personnage de l’univers DC pour en découvrir la noirceur. Le Chevalier masqué a toujours été, dans la galaxie nébuleuse des comics, le moins « super-héros » de tous les super-héros, davantage défini par ses doutes que par sa force physique.
C’est cette veine introspective que Matt Reeves exploite d’emblée. Exit le golden boy Christian Bale, l’indestructible Ben Affleck. Le Bruce Wayne/Batman de cet opus, conçu indépendamment des franchises préexistantes, est un citoyen discret. Et pour cause : depuis deux ans, il traque en secret, avec l’aide du Commissaire Gordon (Jeffrey Wright), les voyous de la ville.
On fait sa connaissance un soir d’Halloween, dans un Gotham crasseux qui évoque l’ambiance urbaine du Chinatown de Roman Polanski. Silhouette voûtée et visage caché, il a l’allure d’un freak parmi la foule déguisée, alors même qu’il ne porte pas son costume. Lorsqu’on découvre enfin les traits de cet animal de nuit, à l’abri dans le sous-sol de son manoir, il apparaît comme le cliché du geek, entouré d’ordinateurs, à mille lieues de l’élégance habituelle du personnage.
À l’image de cet incipit crépusculaire, tout dans le film de Matt Reeves procède de la déconstruction du récit héroïque : pas (tout de suite) de Batmobile, une galerie soignée mais discrète de grands méchants, une mise en scène sèche, des scènes d’action minimalistes, une violence réaliste qui flirte avec les grands récits de gangsters à la Scorsese…
En s’émancipant des contraintes qu’une origin story aurait imposée, le scénario déploie une mécanique narrative bien plus redoutable, empruntée au polar. Car si le meurtre du maire de la ville constitue le point de départ de l’histoire, il conduit peu à peu Batman sur les traces du Riddle (glaçant Paul Dano), un psychopathe qui dissémine des indices cryptiques afin de lui faire deviner ses desseins machiavéliques.
Ici s’opère la véritable métamorphose du Batman tel qu’on l’a vu jusqu’ici au cinéma. Dénué de super-pouvoirs, ce détective brille par ses capacités de logique et de déduction, sa capacité à épier sans relâche ses cibles à l’aide de jumelles.
À plusieurs reprises – notamment lors de la première transformation de Catwoman (Zoë Kravitz), à la fois extrêmement allusive et efficace –, Batman apparaît comme un simple enquêteur pris de pulsions voyeuristes. Obsédé par l’énigme de son adversaire, l’étau se resserre autour de lui.
Cette même énigme se révèlera aussi être un voyage personnel au bout de sa propre généalogie, celle des Wayne, famille philanthropique dont la sacro-sainte réputation sera également écorchée.
Le parti pris du film noir devient alors, grâce à une esthétique qui joue sur la balance du rouge et du noir, un moyen d’évoquer les liens du sang, l’héritage maudit et souillé d’un superhéros orphelin qui découvre la vérité sur sa famille.
Conscient qu’il n’échappera pas au cahier des charges du blockbuster, The Batman se fraye un chemin plus personnel, où l’on décèle en creux le déclin d’un certain héroïsme hollywoodien. Il fallait sans doute l’étrange beauté abîmée et taciturne de Robert Pattinson pour initier cette ère du super-héros plus humain.
The Batman de Matt Reeves, sortie le 2 mars, 2h57, Warner Bros
Image (c) Warner Bros