« Suzhou River » de Lou Ye : fleuve maudit

Errance amoureuse et criminelle dans un Shanghaï défiguré par l’urbanisme outrancier, ce polar onirique, matrice du nouveau cinéma chinois, ressort en salles, le 28 décembre, en version restaurée.


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Parmi les films sur lesquels plane le spectre du Vertigo d’Alfred Hitchcock, Suzhou River est sans doute l’un des plus originaux et nébuleux, s’appropriant la trame romanesque de ce chef-d’oeuvre pour y insuffler une esthétique toute particulière, entre hyper réalisme et résurgence d’images mythologiques. Sorti en 2000, le deuxième film de Lou Ye (Nuit d’ivresse printanière, Mystery), tourné illégalement et en 16mm à Shanghaï, appartient au nouveau cinéma chinois, impulsé par les réalisateurs de la « Sixième génération », en quête de nouvelles formes épurées, à la lisière du documentaire, pour traduire la violence d’une Chine traumatisée par le massacre de la place Tian’anmen.

Jia Zhang-Ke, la mémoire dans la peau

La filiation hitchcockienne est à chercher du côté du récit, sorte de flux mémoriel qui fait s’entrecroiser les souvenirs de plusieurs personnages. Soit Mardar (Jia Hongsheng), coursier tombé amoureux de Moudan (Zhou Xun), fille d’un riche homme d’affaires qu’il a aidé à kidnapper. Cette dernière réapparaîtra sous les traits d’un sosie blond, à la fois femme sirène et femme fatale, qui hante les quais délabrés de la rivière Suzhou…

A partir de ce canevas classique – la perte d’un être aimé provoquant le dédoublement, le recours au fantasme pour guérir de la perte -, Lou Ye propose un objet inclassable, à la fois taillé dans une torpeur énigmatique et ancré dans un arrière-plan brutal. Ici, les images séminales de l’eau, les couleurs tapageuses des néons et l’opacité narrative, qui pourraient réduire le film à un convenu conte cauchemardesque, se cognent à des fulgurances expérimentales.

On pense notamment à cette caméra à l’épaule tremblante, qui pose d’emblée le film comme un héritier de la Nouvelle Vague, de sa fougue et de son aisance à filmer une jeunesse qui se brûle. Mais aussi à cette étrange caméra subjective et aux faux raccords, qui viennent disrupter l’esthétique mythologique, rappeler la violence prosaïque d’un environnement interlope, rongé par la prostitution et les gangs. On navigue, inquiet, dans les eaux polluées de ce Shanghaï dont la poésie morbide a rarement été aussi bien saisie.

Suzhou River de Lou Ye, ressortie le 28 décembre, 1h19, Dissidenz Films