« Ce divertissement n’a pas la prétention d’être une étude de mœurs. » La mise en garde qui ouvre le film a tout de l’ironie, tant Jean Renoir y dresse avec cruauté l’état des lieux d’une société française vieillissante, vivant à l’aube de la Seconde Guerre mondiale son dernier souffle. Dans ce vaudeville satirique, conspué et censuré à sa sortie, Jean Renoir met en scène une bourgeoisie pleine de faux-semblants, qui se déguise pour oublier son déclin.
Réunis dans la demeure du Marquis Robert de la Cheyniest (Marcel Dialo) avec leurs domestiques, des aristocrates volages s’adonnent à un marivaudage sentimental. Jean Renoir le fait voler en éclat dans une séquence chaotique, où les masques tombent au profit d’un dérèglement de l’ordre social. Pour cela, rien de tel qu’une mise en abyme théâtrale. Lors d’un spectacle festif, les convives tournent en dérision la IIIe République, avant de convoquer des fantômes. Tandis que le piano mécanique fait résonner la Danse macabre de Camille Saint-Saëns, la caméra effectue un pano travelling sur les visages graves des spectateurs. Un mouvement hallucinant, désaxé, qui ouvre sur un nouvel espace-temps, teinté de fantastique : celui des morts-vivants.
Sur scène, des fantômes ont pris possession de l’espace, parés de draps blancs enfantins et de parapluies désossés, avant qu’un squelette se lance dans un numéro de claquette façon Fred Astaire. En une fraction de seconde, le folklore vire au funeste. La bourgeoisie n’est plus que l’ombre d’elle-même, caste spectrale vouée à l’oubli : tel est l’oracle porté par ces oiseaux de mauvais augure. Une fois cette vérité énoncée, les rôles sociaux s’inversent, obéissant au principe subversif du carnaval. Les maîtres deviennent esclaves – Renoir le signale par ce plan en amorce sur un miroir, dans lequel se reflète les ombres des fantômes, sous les yeux tout-puissants des domestiques -, et les forces politiques se redistribuent en coulisses.
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Le braconnier Marceau (Julien Carette) et la femme de chambre Lisette (Paulette Duboste) s’embrassent, poursuivis par le jaloux garde-chasse (Gaston Modot) ; Christine (Nora Gregor) s’enfuit avec Jurieux (Roland Toutain) avant de lancer à son mari : « J’en ai assez de ce théâtre ! » Pour orchestrer ce ballet pathétique, Renoir mobilise deux techniques centrales de son cinéma : le panoramique horizontal, grâce auquel il épie et met à jour les liens secrets qui unissent ses personnages. Ici, il balaye l’espace pour dévoiler progressivement un cache-cache de regards où chacun baisse sa garde et dévoile un désir interdit. Puis la profondeur de champ, qui permet de cartographier la hiérarchie sociale afin de mieux l’abolir.
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Dans cette séquence fluide, les personnages circulent de façon désordonnée au premier, deuxième et troisième plan – comme si l’anarchie des passions avait dynamité les conventions, remis en mouvement la place sociale occupée par chacun. Jean Renoir serait-il en train d’offrir à cette bourgeoisie qu’il exècre une ultime chance de se libérer des « règles du jeu » ? Malheureusement, tout dans l’artificialité de la scène, de son dispositif méta à sa lumière de music-hall, indique que ce tumulte est une parenthèse illusoire, destinée à ramener l’ordre. On pense alors au célèbre aphorisme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans son roman Le Guépard (1958) : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Entre changer et vivre, ou rester identique et disparaître, les mondains de La Règle du jeu semblent avoir choisi leur camp.
La Règle du jeu de Jean Renoir, 1h50, Les Acacias, ressortie le 6 avril
Images (c) Les Acacias Distribution