LA SCÈNE
Un embouteillage. Guido, dont on ne voit que la silhouette en train de conduire, est dévisagé par un passager de la voiture devant lui. Il tourne la tête à gauche, et un autre conducteur lui lance le même regard inquiétant. Il se penche de l’autre côté, et c’est la même façon de le toiser dans l’auto à droite. Une fumée se répand dans l’habitacle, il suffoque et tente de sortir.
A l’extérieur, tout semble s’être figé. Il finit par trouver un moyen de s’extraire par le toit. Le ciel blanc l’éblouit, il s’envole dans les nuages. De là, il observe les fondations étonnantes d’un bâtiment en construction. Sur une plage, quelqu’un s’élance à cheval, au galop. Un autre homme, qui porte des lunettes fumées, saisit le bout d’une corde. À l’autre extrémité, c’est Guido, encore haletant, qui flotte dans le ciel. Le cavalier prononce ces mots comme une sentence : « Descente définitive. » Guido chute en pleine mer.
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L’ANALYSE DE LA SCÈNE
Juste après le succès de La dolce vita (1960), Federico Fellini est en proie à la dépression, aux crises d’angoisse. Son psychanalyste, le jungien Ernst Bernhard, lui propose de dessiner ses rêves dans un cahier. L’exercice devient plus qu’un refuge pour le cinéaste, il trouve là une nouvelle manière de s’exprimer. Huit et demi, dans lequel Fellini raconte la crise existentielle d’un cinéaste, est traversé de bout en bout par cet onirisme.
Dans ce prologue inquiet, il fait apparaître son double, Guido (Marcello Mastroianni), de dos, en amorce. En ayant le point de vue interne, les spectateurs vivent son asphyxie progressive – le motif de l’embouteillage peut symboliser la charge mentale avec laquelle compose Guido, à qui acteurs, producteurs ou journalistes, dans la suite du film, demandent des comptes.
On comprend qu’on est dans un rêve grâce à quelques procédés filmiques qui affirment le décalage, l’étrangeté, comme cet arrêt sur image sur un regard accusateur, ou ces personnages d’automobilistes pétrifiés. Le rêve s’annonce aussi prémonitoire avec cette image de bâtiment en construction qu’on reverra plus tard – comme Guido, Fellini, imprévisible tel un songe, faisait construire certains décors sans savoir ce qu’il tournerait dedans.
Son Huit et demi commence alors comme un récit de l’empêchement autant que comme la revendication d’une manière d’être artiste, guidée par l’inconnu. Mais la fin du rêve manifeste un tourment, une incertitude : le cinéaste peut-il vraiment s’autoriser à survoler tout le monde, léger comme une bulle ?
Les Grandes Traversées, « Fellini, l’illusionniste », série documentaire en cinq épisodes de Mattéo Caranta, disponibles en podcast sur franceculture.fr et sur l’appli Radio France.