Si, en raison de la grève SAG-AFTRA des acteurs hollywoodiens, cette édition s’est vue privée d’un certain nombre d’invités prestigieux comme Cate Blanchett (qui a produit Shayda de Noora Niasari projeté ce soir sur la sublime Piazza Grande en clôture du festival), on y a tout de même largement trouvé de quoi se mettre sous la dent. A commencer par la célébration de l’œuvre d’Harmony Korine, Léopard d’honneur cette année : aux projections salles combles – grand plaisir de revoir sur grand écran le génial Spring Breakers (2012), qui n’a pas pris une ride – s’est ajoutée une masterclasse du cinéaste américain, tout en cigare et décontraction, à laquelle il a convié son homologue et ami Gaspar Noé (on savait depuis cette émission d’Arte à quel point ils étaient buddies). Une ambiance légère très Florida – où se déroulent Spring Breakers et The Beach Bum (2019) et où réside actuellement le réalisateur – rappelant un peu celle du festival, qui s’écoule paisiblement au bord du Lac Majeur cerné de palmiers, mais pas franchement le reste la programmation, bien plus politique.
La ligne éditoriale du directeur artistique du festival depuis 2021, Giona A. Nazzaro, s’est confirmée cette année et vient d’être entérinée par le palmarès. Le jury du Concorso internazionale, présidé par l’acteur français Lambert Wilson, a choisi de couronner Critical Zone d’Ali Ahmadzadeh, qui suit les errances nocturnes d’une sorte d’ange de la nuit à Téhéran, mi-taxi, mi-dealer de hashish. Un prix qui soutient peut-être davantage le geste frondeur – le film a été tourné dans la clandestinité en Iran, pays qui traverse une crise exceptionnelle depuis l’année dernière – qu’artistique. A nos yeux, il était difficile de rivaliser dans cette compétition avec Do Not Expect Too Much of the End of the World de Radu Jude (qui décroche tout de même le prix spécial du jury), œuvre autrement ample et dense sur une jeune auto-entrepreneuse surexploitée qui sillonne elle-aussi sa ville, Bucarest, en voiture et trouve ses moyens pour résister à la pression d’une société devenue folle.
Trouver des espaces secrets pour se préserver et lutter contre le chaos du monde, c’est justement l’idée qui relie les films qui nous ont le plus emballé cette année, toutes sections confondues. Ci-dessous notre top, dans lequel figureraient aussi Yannick de Quentin Dupieux (actuellement en salles) et Conann de Bertrand Mandico (en salles le 29 novembre) si nous n’en avions pas déjà parlé.
Best Secret Place de Caroline Poggi et Jonathan Vinel
Fuori Concorso
Le duo de cinéastes à l’origine de Jessica Forever (2018) et de courts métrages qu’on adule (Tant qu’il nous reste des fusils à pompe, Notre Héritage, Bébé Colère…) frappe fort avec ce nouveau projet, un moyen métrage d’1h produit par la Fondation Cartier. Après s’être banalement endormie dans son lit, Sara (Sania Halifa) se trouve projetée dans un endroit dément, un bâtiment dédaléen en chantier. Du fond du plan, tel Bob l’esprit démoniaque s’approchant de Laura Palmer dans son salon dans la série Twin Peaks, sort un jeune homme étrange (Idir Azougli) qui vient lui expliquer les règles de ce monde caché : tout est possible dans cet endroit où n’existe ni la mort ni la douleur, mais il ne faut pas répondre aux visages parlant dans les murs (avec la voix de Vimala Pons). Sara explore le lieu et rencontre les autres âmes en errance (Nathalie Richard, Félix Maritaud, Vincent Macaigne…), une boîte impossible à ouvrir, un attachant personnage de pixels décapité, tandis que les liens entre mondes réel et virtuel, vie et mort, bonheur et mélancolie se resserrent…
Avec encore plus d’acuité qu’auparavant, les cinéastes mobilisent leur culture jeux vidéo pour questionner notre rapport au monde et à sa violence. Dans l’univers du gaming, les « secret places » sont des territoires ou niveaux cachés très difficiles à trouver, parfois des antichambres permettant de déchaîner le plus brutalement sa frustration (comme tester toutes les armes du jeu sur des NPC, des personnages ne réagissant pas). La secret place sillonnée par Sara se fait plus douce et sert de cage de résonance au spleen des êtres qu’elle abrite chaque nuit. A toutes les consciences enclines à se perdre dans les zones limite, Best Secret Place vous hantera à jamais.
Camping du lac d’Éléonore Saintagnan
Concorso Cineasti del presente – Prix spécial du jury CINÉ+
Avec le même goût du conte mais de manière beaucoup plus terrienne, ce premier long métrage réalisé et joué par Éléonore Saintagnan propose lui aussi d’explorer un territoire protégé de la folie ambiante. Alors qu’elle conduit vers l’océan Atlantique pour prendre quelques vacances, la voiture de l’héroïne tombe en panne au beau milieu de la Bretagne. En attendant les réparations, elle s’installe dans un petit camping au bord d’un lac qu’elle découvre être un Loch Ness local : la légende raconte qu’il abriterait une créature géante. Narré par une voix-off malicieuse façon Luc Moullet et avec sa structure tout en ligne claire, Camping du lac nous hameçonne et nous amarre d’emblée à sa rive. On se passionne avec l’héroïne pour les habitants du coin, familles tranquilles, pêcheurs et autres cueilleurs de champignons qui décident d’ignorer le fracas alentour en ne s’inquiétant que d’une chimère. Un beau récit de décroissance, beau et simple sans jamais être ennuyeux.
Do Not Expect Too Much of the End of the World de Radu Jude
Concorso internazionale – Prix spécial du jury
Après avoir reçu l’Ours d’or pour son précédent film, Bad Luck Banging or Loony Porn, le Roumain Radu Jude continue de railler les délires du capitalisme mondialisé avec un nouveau récit chapitré à la narration éclatée. Sur une bonne partie des presque 3h du film, il entrecroise séquences sur le quotidien d’Angela, jeune femme à la limite du burn-out qui sillonne Bucarest en voiture car la multinationale qui l’emploie l’a chargée de récolter des témoignages d’accidentés du travail en vue d’un spot de prévention, et des extraits d’Angela Moves On, un film de 1981 de Lucian Bratu sur une chauffeuse de taxi. Les parallèles entre les deux et les effets de ralentis ou de pause sur le film de Bratu sont tantôt limpides, tantôt abstraits, fonctionnant à la manière de collages godardiens qui secouent quelque chose dans l’inconscient.
Le film révèle surtout une actrice de génie aux faux airs de Sofia Coppola, Ilinca Manolache, dont le charisme irradie même lors des innombrables scènes de trajet solitaire en voiture (au point qu’aucun ne nous a lassé) et dont le talent explose au détour d’une brillante idée de scénario : pour décharger la pression au cours de la journée, Angela se filme avec un filtre d’homme chauve aux gros sourcils. Elle s’est créée un alter-ego de beauf, un avatar misogyne ultra vulgaire qui lui permet d’éructer sur les réseaux toute la haine et la violence qu’elle subit en permanence dans le monde réel. Une idée très particulière de la fameuse « chambre à soi », à la fois hilarante et absolument tragique, qui résume bien les ruptures de ton de ce film étonnant.
La Vedova Nera de fiume et Julian McKinnon
Pardi di domani : Concorso internazionale
Ça commence comme Call Me By Your Name et ça se finit dans des giclées de sang de giallo. Une nuit, un éphèbe italien (Siro Pedrozzi) chute à vélo dans une ruelle sombre. Cherchant de l’aide, il pénètre dans un cinéma porno où est projeté un film vénéneux, La Vedova Nera, pendant que des hommes se chopent dans la salle et dans les toilettes. C’est alors qu’un mystérieux et viril moustachu vient troubler notre candide héros… Avec un plaisir contagieux, fiume et Julian McKinnon entremêlent les codes de différentes catégories de films de genre pour façonner ce bel objet sensuel et inquiétant, à la fois vaporeux comme des nappes de synthé et vif comme un coup de lame. Outre les références cinéphiles, le court métrage réinvestit la salle de cinéma comme un pur espace mental, un refuge qui nous charme d’autant mieux quand on y sent le risque.
La Palmarès :
Concorso internazionale
Pardo d’oro, Gran Prix du Festival de la Ville de Locarno au meilleur film
MANTAGHEYE BOHRANI (CRITICAL ZONE) de Ali Ahmadzadeh
Prix spécial du jury des Villes d’Ascona et de Losone
NU AȘTEPTA PREA MULT DE LA SFÂRȘITUL LUMII (DO NOT EXPECT TOO MUCH FROM THE END OF THE WORLD) de Radu Jude
Pardo pour la mise en scène de la Ville et de la Région de Locarno
Maryna Vroda pour STEPNE
Pardo pour la meilleure interprétation
Dimitra Vlagopoulou pour ANIMAL de Sofia Exarchou
Pardo pour la meilleure interprétation
Renée Soutendijk pour SWEET DREAMS de Ena Sendijarević
Mention spéciale
NUIT OBSCURE – AU REVOIR ICI, N’IMPORTE OÙ de Sylvain George
Retrouvez l’ensemble du palmarès en cliquant ici.
Photo de couverture : Do Not Expect Too Much of the End of the World de Radu Jude (c) 4 Proof Film