Reportage : dans le jardin de Pierre Creton

Avec « Un prince », fantastique récit d’apprentissage érotique et horticole, le passionnant Pierre Creton (« Va Toto ! », « Le Bel Été ») sortait d’une certaine confidentialité en étant sélectionné à la dernière Quinzaine des cinéastes. Depuis trente ans, le cinéaste – par ailleurs ouvrier agricole puis jardinier – documente le monde rural en l’ouvrant à de fascinantes fictions. On est allés à sa rencontre en Seine-Maritime pour qu’il nous parle de son jardin, de ses films, de ses amours, de ses amitiés.


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Au dernier Festival de Cannes, Un prince est le film qui nous a le plus éblouis. Pierre Creton, cinéaste-jardinier comme le fut le Britannique Derek Jarman, y raconte pour la première fois sa jeunesse, son expérience d’apprenti, sa découverte de la sexualité et des plantes. Et cette trame autobiographique se perce soudain d’herbes folles : elle devient une fascinante rêverie entortillant le Pays de Caux, l’Himalaya, un château fantastique, une hydre-pénis, des animaux empreints de sagesse.

À la fin de la projection, on a tout de suite eu envie de rencontrer le cinéaste. Mais il nous a été rapporté qu’il avait dû vite partir, et qu’il déteste voyager plus de quelques jours hors de la Normandie, son territoire de cinéma. Qu’un homme qui se revendique solitaire puisse être l’auteur d’une œuvre aussi libre et ouverte, c’est bien ce qui nous a décidés à nous rendre chez lui, à Vattetot-sur-Mer, une commune rurale d’environ trois cents habitants, bordée par la Manche.

Ici, près de l’église, une clairière découvre un grand jardin ensoleillé devant une maison typique normande, en briques rouges, recouverte de végétation grimpante. Alors que l’âne Gilberte broute dans un coin, Ordet, la chienne brune qui joue dans tous les films de Pierre, est à l’affût devant l’entrée. Tout est parfaitement taillé, tondu : la pelouse, les arbres fruitiers. Plus tard, Pierre nous confiera qu’il aimerait que le terrain soit plus sauvage – on sent que c’est l’inclination prise en bordure de la maison et du poulailler. Là, tout est plus touffu, anarchique. Dans cette partie, il y a quelque chose d’à la fois plus secret et plus affirmé.

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On rôde avant d’entrer, comme avant nous Antoine Pirotte, le jeune acteur principal et chef-opérateur d’Un prince. Après avoir vu les films de Pierre Creton, l’étudiant à La Fémis est venu à la mer avec un ami, et a déposé une lettre au cinéaste. Plus tard, l’école de cinéma lui a accordé de faire un stage de jardinier ici, à Vattetot, sous la houlette du cinéaste, qui a reconnu dans cet étudiant l’opacité de sa propre jeunesse. Un prince est alors plus qu’un film, c’est l’histoire d’une fraternité, d’une transmission, d’une intimité. Elle ressemble d’ailleurs à celle qu’avait vécue Pierre Creton jeune homme avec son ami Jean Lambert, un fermier plus vieux auquel il a consacré deux films, La Vie après la mort, réalisé en 2002, et L’Heure du berger, réalisé en 2008. Il paraît, nous dit Un prince, qu’il faut une sensibilité particulière pour s’intéresser à l’horticulture. Pour le cinéaste, ce fut une vocation.

UNE JEUNESSE NORMANDE

 

Jamais le discret Pierre Creton ne s’était autant livré que dans ce film. Il y incarne la version quinqua du séduisant Pierre-­Joseph, jouée dans sa version plus jeune par Antoine Pirotte, dont les yeux clairs rappellent ceux du cinéaste – une fabuleuse scène d’échange de place entre les deux personnages, au lit avec leur amant, scelle ce pacte fictionnel.

C’est peut-être le film qui entrelace le plus la vie concrète et les idéaux et fantasmes de Creton, son passé et son présent – comme les lianes d’un lierre grimpant qui s’entremêlent. On avait justement envie de creuser le passé de celui qui a été tour à tour apiculteur, horticulteur, saisonnier dans une endiverie, peseur au contrôle laitier, vacher, puis jardinier à son compte. Le désir de filmer était-il déjà en germe chez lui, quand il était petit ? Très librement, il nous a parlé de son parcours scolaire erratique : né en 1966 à Epreville, il est allé à l’école à Bénouville et a été déscolarisé en cinquième – après avoir redoublé deux fois son CM2, deux fois sa sixième, deux fois sa cinquième. « Cette déscolarisation reste très mystérieuse. Mais je crois que je ne rentrais pas dans le cadre scolaire. » L’environnement familial dans lequel il baigne est nocif – sa famille est d’extrême droite, soutient Le Pen père. Sa mère et son père – chasseur – sont dans le déni à propos de son homosexualité (« à l’époque, je laissais traîner des Gai Pied [fondé en 1979, ce magazine gay a cessé de paraître en 1992, ndlr] et ils ont toujours fait semblant de rien »).

Tout ce contexte sape l’estime que Pierre Creton a de lui-même, mais pas sa soif d’alimenter son propre imaginaire : le plus clair de son temps, il le passe à bouquiner et à dessiner. C’est par la littérature qu’il prend conscience pour la première fois de la souffrance animale, fait son coming out végétarien (« ça a été une souffrance pour ma mère, qui acceptait plus le fait que je sois pédé que végétarien ») et se forge des convictions politiques.

Le jeune homme introverti prend à ce moment-là le taureau par les cornes : il passe le concours des Beaux-Arts du Havre, sans avoir le bac. Il y entre et y reste cinq ans. C’est là qu’il fait la rencontre déterminante d’une amie, qui l’initie à l’apprentissage du nom des fleurs – lors de notre balade dans son jardin, il nous présentera la Sally Holmes (un rosier anglais blanc crème et parfumé), ou la Cosmos atrosanguineus (belle fleur pourpre à l’odeur de chocolat). « C’est la seule chose que j’arrivais à retenir. C’est là où je me suis dit : “En fait, t’es pas si débile.” » – dans Un prince, son double fictionnel, Pierre-Joseph, est précisément pris pour un demeuré. Pendant ses études, Pierre Creton découvre la sexualité. Mais il sent aussi un danger poindre : il fréquente une bande de jeunes étudiants qui glissent vers l’addiction à la drogue.

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Un prince

Durant ces années aux Beaux-Arts, il s’empare pour la première fois de petites caméras : « Mes premiers films, je les faisais comme du dessin. Ma caméra était vraiment une caméra-crayon. » Une certitude : il ne veut pas vivre en ville. Il retourne à Bénouville, où il devient conseiller municipal – le maire, qui est par ailleurs cultivateur, est le père d’un ancien camarade de classe, pour lequel Pierre Creton n’éprouvait pas que de l’amitié (« j’ai un peu cristallisé »). « C’est comme ça que je suis arrivé au village en 1991. Je me suis installé dans une petite maison troglodyte. J’espérais passer ma vie sans voiture. J’arrive artiste, homosexuel, communiste, drogué… C’était quand même un peu dur. En même temps, le projet, c’était de m’intégrer. Je n’avais pas envie d’être ermite, marginal », nous raconte-t-il, autour d’un verre de lait cru, rafraîchissant en pleine canicule. Pierre Creton observe ce monde, s’y implante, commence son apprentissage concret de l’univers agricole. C’est au cours de cette période qu’il rencontre Jean Lambert. À sa mort, il prend une décision, aussi belle qu’étrange : racheter sa maison à Vattetot-sur-Mer. On ignore alors, en l’écoutant raconter l’histoire de la bâtisse, que le cinéaste vient lui-même de flirter avec la mort.

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DES FILMS COMME DES CABANES

Près de ses ruches, Creton nous raconte cet épisode récent, en couvrant le bruit sourd des abeilles. Cet été, dans sa cabane au milieu de la forêt, il s’est fait piquer par une nuée de frelons qu’il n’a pas vus venir, et s’est retrouvé paralysé au sol. Dans la douleur, tout juste a-t-il trouvé la force de prendre son téléphone pour alerter les secours, avant d’être transporté par hélicoptère aux urgences de Rouen.

Cette cabane où le danger bourdonne a pourtant pour lui tout d’un refuge, d’un temple consacré à l’art et à l’amour. Surnommée la « Black Maria » – du nom du premier studio de cinéma pensé par Thomas Edison dans les années 1890 –, la petite bâtisse peinte en noire est l’ancienne cabane de chasse de son père, qu’il a transformée. « J’y ai passé tous mes dimanches, jusqu’à rompre avec mes parents et la chasse. » Dans Un prince, le jeune Pierre-­Joseph découvre un tableau de chasse affiché par son père dans la cabane – il le retourne, pour redonner une dignité aux animaux dont les carcasses sont brandies comme des trophées.

Et il y a bien de ça dans le geste de cinéma de Pierre Creton, l’idée de partir d’une hutte morbide pour l’habiter autrement. Sans d’ailleurs oublier ni craindre ses fantômes – les films de Creton tirant volontiers vers le fantastique : « Je pense que mon enfance a baigné dans des atmosphères qui mènent à ça : de grandes maisons isolées, la solitude… » Le rapport interespèces est aussi au cœur de cette utopie : dans son premier long métrage, Secteur 545 (2005), Pierre Creton pose la même question à différents éleveurs : « Quelle différence fondamentale y a-t-il entre les humains et les animaux ? »

Spécisme, antispécisme… Au-delà de ces conflits, c’est tout notre rapport au vivant qui est interrogé. « J’ai souvent tenté d’y répondre. J’avais trouvé quelque chose, mais je ne suis pas sûr que ce soit très pertinent : c’est qu’il y a autant de différences qu’il n’y en a pas. C’est une question sans fin. Je ne m’en rendais pas compte quand je le leur ai demandé. L’un des éleveurs, chez qui j’allais chaque mois la peur au ventre, a eu une réponse très dure. Il m’a dit : “La différence, c’est que l’humain, c’est moi, et l’animal, c’est toi.” » Cette déconstruction du rapport binaire humain/animal fait alors émerger d’autres rapports de domination. Pierre Creton les sonde toujours aux lisières, avec complexité. Il ne tombe jamais dans le sociologisme, ses plans sont toujours des moments de poésie déroutante. Il n’y a qu’à voir dans ses films cette image récurrente d’hommes au lit. On l’interroge dessus, en préjugeant qu’il nous parlera de leur érotisme évident, mais il nous répond à d’autres endroits : « Je laisse de la place à l’inconscient dans mes films, délibérément. Après, je peux chercher. Ça a commencé très tôt, cette figure de corps allongé, avec la mort de Jean Lambert. »

C’est le même rapport ambigu, sans idéalisation, qu’il entretient avec ce monde paysan si peu et si mal représenté, surtout à l’heure du réchauffement climatique. « Tu sais, la campagne, entre la nature en train de décliner et l’extrême droite en train de monter, et ben c’est pas gai ! Faire des films, c’est aussi un moyen de surmonter la difficulté à laquelle on est tout le temps confronté. C’est prendre une route et voir que les frênes sont tous en train de crever, c’est constater que tu ne vois plus de sauterelles… Alors, évidemment, tu continues d’être émerveillé. Mais tu vois que c’est de la survie. » Pendant que les champs brûlent, Pierre Creton façonne des films comme des amitiés.

HOUSE OF LOVE

« Ce sont des modèles – pas au sens bressonien, mais des modèles dans la vie. Ce sont des gens que j’ai regardés vivre. Je n’attends pas seulement que les pommes mûrissent, j’attends aussi que les gens mûrissent. » Pierre Creton fait ici référence à l’apiculteur Marcel Pilate et à la veuve solitaire mais enjouée Madeleine (vus respectivement dans Le Vicinal et Va Toto !). Il a mis vingt ans à convaincre Madeleine de se laisser filmer – c’est l’arrivée de l’adorable marcassin Toto, menacé par les chasseurs du coin mais protégé et choyé par la bienfaitrice, qui l’a adopté, qui a poussé cette dernière à accepter.

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Va Toto !

Non loin de la serre qu’il a construite et où il cultive des tomates, on parle avec lui de cet écosystème qu’il développe jour après jour autour de l’amour et de l’amitié, indissociables de son geste de cinéma. Comment comprendre que ce sédentaire têtu ait pu filmer l’Inde et le Pakistan, donc parcourir plus de sept mille kilomètres ? « C’est Vincent qui m’a initié. Dans Va Toto !, je dis que c’est l’amour qui m’a mené là-bas. Il m’a proposé de faire des voyages ; moi, je lui ai proposé de faire des films. » L’artiste Vincent Barré est, depuis plusieurs années, le compagnon, l’amant, l’ami, le collaborateur de Creton.

Comme souvent dans les amitiés et amours du cinéaste, il y a des signes précurseurs. Dix ans après leur première rencontre par le biais d’une amie, Vincent se rend à Yport, et tombe sur une affiche qui annonce la projection de films de Pierre Creton. Il ne résiste pas à l’envie de frapper à la porte de ce dernier. Il faut un petit moment (ce fameux processus de mûrissement, cher au cinéaste) avant que l’amitié se mue en amour. « Après, on ne s’est plus quittés. On a commencé à faire des films ensemble à partir de Détour et Jovan From Foula », un diptyque tourné sur les îles Shetland en 2005.

Tous les chemins mènent à la maison de Pierre Creton, qui vit une amitié tout aussi belle avec l’actrice Françoise Lebrun. Cette fois, le coup de foudre amical s’est fait à travers l’écran, devant le légendaire La Maman et la Putain de Jean Eustache : « Ça a été un choc. Je suis immédiatement tombé amoureux de Veronika [le personnage que l’actrice joue dans le film, ndlr]. J’ai envoyé à Françoise le scénario de Voyage à Vézelay. » La comédienne accepte de prêter son timbre à la voix off de ce film hanté par les spectres (il a été tourné juste après la mort du père de Pierre Creton, et met en scène un pèlerinage sur la tombe de l’écrivain Georges Bataille).

En avance sur l’époque, Pierre Creton mise depuis longtemps sur le durable – en amitié, en amour ou avec la nature qui l’entoure. Ses films donnent l’impression de faire partie d’un même cycle, qui se renouvelle au gré des saisons. Quand on le lui fait remarquer, il nous dit : « Je ne pense pas mes films comme ça, mais, de par mes activités rurales, j’ai une pratique du cycle des saisons : de la fabrication des confitures, de la récolte des pommes… Mon travail s’est imprégné de ce rythme. » C’est d’ailleurs la période idéale pour préparer les confitures de sureau – des pots remplis à ras bord que le cinéaste distribuera à ses amis sont alignés sur la table en bois autour de laquelle on discute. Il paraît, selon le livre en forme d’herbier de Derek Jarman, Un dernier jardin, que le sureau éloigne les sorcières – reste que le cinéma de Pierre Creton n’a pas fini de nous envoûter.

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Un prince de Pierre Creton, JHR Films (1 h 22), sortie le 18 octobre

Photographies : Paloma Pineda pour TROISCOULEURS