Renato Berta : « Avoir une caméra sur les épaules, ça m’a donné une liberté folle »

Après avoir travaillé avec les plus grands cinéastes de la Nouvelle Vague (Alain Resnais, Claude Chabrol, Philippe Garrel), le prolifique chef-opérateur Renato Berta signe les images hypnotiques d’ « Il Buco », élégie rurale dans laquelle Michelangelo Frammartino capture le voyage d’une bande de spéléologues au cœur d’un abîme rocheux. Avec beaucoup de malice, le Suisse nous a parlé de cette folle expérience nocturne, et des rencontres qui ont façonné son amour de la lumière et des mots.


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Pour Il Buco de Michelangelo Frammartino (en salles le 4 mai), vous avez filmé une grotte de Calabre, plongée dans l’obscurité. Pouvez-vous nous parler de ce défi technique ?

Je n’ai pas mis un seul pied dans la grotte, je n’ai plus l’âge pour entreprendre ce pèlerinage ! Techniquement, il fallait quatre ou six heures pour arriver sur le lieu à filmer, puis faire le chemin inverse. J’ai donc joué le rôle d’interlocuteur sur terre, d’intermédiaire entre le noir et la lumière. Depuis la surface, je contrôlais la qualité des images envoyées par l’équipe en bas grâce à la fibre optique. J’avais l’impression d’être à l’intérieur de la cavité, car je dirigeais les prises à travers le viseur, mais aussi d’être à distance.

« Il Buco », voyage au centre de la terre selon Michelangelo Frammartino

Comment appréhende-t-on le noir total pour lui donner du relief, une existence sensible ?

Photographiquement, c’est le noir le plus pur auquel je me suis confronté. En général, quand on fait de la photo, le noir absolu n’existe pas. On essaye toujours de dessiner une série d’informations dans la nuit, de traduire ce que l’œil humain voit. Ici, on a uniquement joué sur les lumières des casques des spéléologues, fabriquées avec des LED, gelées puis colorées par des filtres. Au fur et à mesure des essais, on réalisait qu’en même temps que l’équipe découvrait la grotte, l’écran changeait de forme, n’était plus un simple rectangle, car les parties éclairées redimensionnaient sans cesse les bords du cadre. Le but était d’organiser une dialectique entre la nuit urbaine extérieure du village, sous-exposée, pleine d’étoiles, et le noir intégral de la grotte. Sur le tournage, deux personnes étaient chargées de surveiller le ciel, pour guetter l’arrivée de l’orage et de la pluie, dangereux pour les spéléologues. Elles étaient payées pour regarder le ciel, et je trouve cette idée très poétique.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce voyage souterrain très immersif et philosophique ?

La spéléologie est une passion motivée par la découverte, mais elle n’a pas un but précis, si ce n’est celui de se confronter au vide et au noir – donc à soi-même. Les gens qui font ce type d’activité explorent une forme de folie. Ce n’est pas pour rien que les astronautes s’entraînent dans les grottes pour se préparer aux problèmes de l’espace. Il y a certes la parenthèse du groupe, où on est ensemble, mais à l’intérieur, on perd la notion du temps, on ne sait plus qui on est. Arrivés au bout de l’exploit, on ne trouve rien, si ce n’est une introspection. Contrairement à l’ascension d’une montagne, dont la vue procure un apaisement.

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Nous n’aimez pas qu’on vous qualifie de « directeur de la photographie » ou de « chef opérateur ». Pourquoi ?

Ma carrière est fondée sur la prise de vue, le cadre. Je préfère donc être crédité derrière « l’image » dans les génériques des films. C’est un terme plus vaste. Je considère que l’image est la somme, le produit entre le cadre et la photo. Il existe une belle dialectique entre ces deux pôles. Pour toute une série de raisons, on est parfois obligé de privilégier le cadre, et de laisser tomber certains aspects de la photographie. D’autres fois, c’est l’inverse, mais les deux éléments sont en symbiose, organiquement liés et complémentaires. Il me paraît logique que mon nom soit accolé à ce terme.

FOCUS : Claire Mathon, directrice de la photo sur « Atlantique » et « Portrait de la jeune fille en feu »

Peut-on y voir une forme d’humilité ?

Je ne sais pas ! C’est peut-être l’inverse en fait. En tout cas, il y a l’idée de se noyer dans un collectif. Une des maladies du cinéma, c’est que chacun travaille dans son coin, alors que je considère que c’est un art qui fonctionne comme la musique. Il y a de la musique de chambre, et des grands orchestres : le cinéma nous dit qu’il faut jouer une musique ensemble. Mais on a de plus en plus de mal à se partager les choses. En tant que chef opérateur, je suis confronté à une série de métiers, les comédiens, les techniciens du son, les costumiers… Pourtant cette solitude ne m’épargne pas. Au moment de la fabrication d’un film, je me suis souvent senti seul en haut des barricades, avec tous les autres collaborateurs en bas.

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Au début des années 1960, vous fondez dans votre lycée suisse un ciné-club, avant d’étudier à la Centro Sperimentale di Cinematografia de Rome. D’où vous vient cet amour du cinéma ?

C’était le début de la télévision, de sa popularisation. Il y avait dans l’air un besoin d’éducation à ce nouveau langage, à ces images en mouvement comme dirait le CNC ! Mais à l’époque, le meilleur endroit où voir ces images, c’était la salle de cinéma, lieu privilégié de rencontre et de sociabilité. Je suis né en Suisse italienne, en 1954. C’est une région qui accueille le festival de Locarno. Pendant l’édition de 1965, des cinéastes m’ont parlé d’écoles de cinéma à Moscou, Prague, en Pologne, mais aussi en Italie. J’ai fait un voyage à Rome pour visiter le Centre expérimental du cinéma [une des plus ancienne école de cinéma au monde, fondée par Alessandro Blasetti, ndlr] qui faisait partie du complexe de la Cineccità, construite par Benito Mussolini. C’était un lieu d’effervescence, avec un studio, une école, un laboratoire de développement des pellicules…

C’est à ce moment-là que vous croisez Luchino Visconti et Michelangelo Antonioni ?

est venu suite à l’occupation de l’école. On était en 1967, un an avant Mai 68 – ça commençait à chauffer chez les étudiants. Une de nos revendications, c’était d’avoir un rapport plus direct avec la profession, alors on a contacté différents cinéastes pour nous soutenir. Il y avait aussi Pier Paolo Pasolini, avec qui j’ai tissé des rapports inespérés et passionnants en dehors de l’école.

Qu’est-ce que vous aimiez particulièrement chez Pasolini ?

Au-delà de son œuvre cinématographique, c’était un intellectuel brillant – un écrivain, un essayiste, qui a marqué l’histoire d’après-guerre en Italie. La portée de son discours était large, s’étendait à plein de domaines. Malgré son côté anticlérical, Pasolini fréquentait tranquillement des catholiques. Il a d’ailleurs écrit des textes fondateurs pour le catholicisme italien, dans lequel il explique qu’on ne peut pas se débarrasser si facilement de deux mille ans de christianisme. Il était aussi très ami avec Alberto Moravia [écrivain italien, très corrosif envers la bourgeoisie, et auteur du Mépris qui sera adapté par Jean-Luc Godard, ndlr], qui était antifasciste. Grande preuve qu’il n’était pas sectaire. Ses films témoignent de cette ouverture : dans La ricotta (1963), il met en scène le dialogue entre un personnage qui incarne le Christ et deux voleurs, pendant la crucifixion… Il a toujours eu l’intelligence et l’acuité de faire parler des personnages de tous bords, sans œillères idéologiques ou dogmatiques.

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Alain Tanner, Michel Soutter : vous avez collaboré, très jeune, avec des cinéastes de la Nouvelle vague suisse. Quel était l’état d’esprit de cette génération ?

Ces cinéastes de la Suisse romande [partie francophone de la Suisse qui comprend Genève et Lausanne, ndlr] incarnaient un peu la périphérie de Paris. Alain Tanner avait fait Mai 68, envoyé par la télévision suisse dans la capitale, et il en a tiré Charles mort ou vif (1970), immense succès en France. Michel Soutter, c’est un peu différent : son cinéma était influencé par les résidus de la Nouvelle Vague, surtout dans la façon de tourner. Chez lui, le tournage n’était plus un acte religieux, il désacralisait le processus de fabrication, en mobilisant peu de moyens.

Justement, vous tourniez avec du son direct et des équipes réduites : l’argent n’était pas un problème à l’époque ?

Aujourd’hui, l’argent, à tort ou à raison, est devenue l’activité humaine essentielle, pas seulement dans le cinéma. On parle de pognon sans arrêt, quand on ne subit pas son absence. Avant, tout était plus cohérent : on faisait un cinéma à l’image de nos moyens. De nos jours, il y a un déséquilibre entre les exigences et capacité d’investissement. Produire un film qui coûte 10 000 euros alors qu’on a 1000 euros, ça ne peut que ne pas marcher. Et ça donne de faux films américains, qui essayent de singer des codes qui nous échappent car les enjeux économiques ne sont pas les mêmes. C’est le rôle d’un bon producteur, savoir comment dépenser l’argent. Il y en a de moins en moins car la finance s’est mêlée de tout ça. D’ailleurs aujourd’hui, on confond financer et produire. On finance des pots de fleurs, des masques, n’importe quoi – mais un film, on le produit, on l’accompagne dans un processus créatif.

Une rencontre qui a marqué votre carrière ?

Alain Resnais a été très important. Ce qui m’a plu chez lui, c’était la qualité de son français. Quand il commençait une phrase, une bombe atomique pouvait exploser derrière lui, il se retournait seulement quand il avait fini. Un art du langage qui se retrouvait dans ses films, et son aisance à toucher à tous les registres. Pour moi qui ai dû apprendre le français, écouter André Malraux, Charles de Gaulle ou Jean Cocteau manipuler la langue, c’est comme écouter une musique que je ne maîtriserais jamais. Les psychiatres parleraient peut-être d’un complexe d’infériorité. Si c’est ça, d’accord, parfait !

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Dans votre autobiographie Photogrammes (publiée en 2021 avec Jean-Marie Charuau, aux Editions Grasset), vous racontez avoir immortalisé, pour vos archives personnelles, le mouvement des Black Panther. Que retenez-vous de cette expérience ?

Je n’ai pas provoqué ces rencontres. C’est un concours de circonstances, sans être complètement un hasard non plus. En 1968, j’étais à New York pour un tournage. Un ancien étudiant avec qui j’étais à Rome y faisait des films sur le mouvement de libération noire. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à filmer le début du procès de Bobby Seal [militant américain du nationalisme noir et co-fondateur du mouvement de libération afro-américain, inculpé en 1968 suite aux émeutes de Chicago, ndlr].

Le premier film que j’ai tourné aux Etats-Unis portait sur le women’s liberation – on avait filmé une manifestation de trois cent mille femmes sur la 6e avenue à New-York. J’ai demandé à Betty Friedan et Angela Davis si je pouvais monter sur leur voiture pour faire un plan, en me mettant debout derrière elles. Elles m’ont dit avec leur accent américain : « Je vous en prie, venez, venez. » J’ai fait tout cela avec beaucoup d’inconscience, parce que je ne savais même pas qui elles étaient à l’époque. C’est seulement après que j’ai compris leur apport au féminisme américain. Avoir une caméra sur les épaules, à l’époque, c’était un événement rare, ça m’a donné une liberté folle, parce que j’avais les mêmes outils qu’à la télévision. Aujourd’hui, tout le monde filme.

L’Algérie en 1969, Bangkok en 1971, la guerre du Vietnam : vous avez assisté sur le terrain à plusieurs conflits. Quelle place occupe l’engagement dans votre travail ?

La guerre du Vietnam est symptomatique d’un phénomène bouleversant pour les images. C’était la première guerre d’image, la première fois que des informations visuelles jouaient un rôle dans un conflit géopolitique. C’était d’une violence inouïe, proche d’Apocalypse Now. Les gens découvraient des images de massacre avec stupéfaction.

Aujourd’hui, tout ça est devenu une routine, un spectacle. On ne sait plus où commence le réel, la fiction. C’est tragique. A l’époque, les images mettaient de l’ordre au chaos, rationnalisaient, insufflaient des considérations d’ordre historique – même si au moment où l’histoire se déroule sous nos yeux, on ne comprend pas tout. Ce n’est que rétrospectivement qu’on réalise ce qu’on a vécu, qu’on peut analyser la réception des images. C’est un peu l’histoire des grands documentaristes, ce double mouvement temporel contradictoire.

Il buco de Michelangelo Frammartino, sortie le 4 mai, Les Films du Losange, 1h33

Images (c) Rai Cinema

Portrait (c) DR