Pierre Lescure : « On veut une 75e édition qui ne soit pas une célébration du passé »

Figure de proue du Festival de Cannes depuis 2014, le légendaire et facétieux Pierre Lescure, 76 ans, nous a reçus dans les bureaux parisiens du Festival, au dernier étage d’un immeuble avec vue sur Beaubourg, alors qu’il s’apprêtait à profiter de sa dernière édition en tant que président. L’ancien patron de Canal+ nous a raconté l’aventure Cannes, sur laquelle il a voulu imprimer sa patte chaleureuse, engagée et tournée vers la jeunesse. Rencontre au sommet.


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Vous avez un an de plus que le Festival de Cannes, qui souffle ses 75 bougies cette année. Comment avez-vous évolué avec lui ?

Je suis né en 1945, et le Festival en 1946 – même si l’idée datait de 1939. Et je suis né dans une famille très engagée. Mon père était rédacteur en chef de L’Humanité après la guerre, il y est resté jusqu’à la fin de sa vie, c’était un communiste façon réformateur. Et puis ma famille allait énormément au cinéma, au théâtre, écoutait des musiques. J’ai eu la chance de naître dans ce creuset-là, ce qui fait que je me suis tout de suite passionné pour le cinéma. À l’époque, j’achetais chaque semaine Ciné­monde. Il y avait un photographe, Sam Lévin, qui faisait de très jolies photos de vedettes de cinéma.

J’ai d’abord suivi le Festival de Cannes de loin, comme un adolescent émerveillé qui aime rêver. Dans le magazine, un encart détaillait toutes les programmations de la région parisienne – je suis vraiment un Parisien de troisième génération. Je vivais à l’heure du Festival, et ça ne m’a jamais quitté quand je suis devenu journaliste, et puis avec Canal+ [qu’il a fondé en 1984 avec André Rousselet et dont il a été PDG de 1994 à 2002, ndlr] et la relation particulière entre la chaîne et le Festival [Canal+ en a été partenaire pendant vingt-huit ans avant d’annoncer, en décembre 2021, la fin de ce partenariat, ndlr]. Que je m’y glisse il y a huit ans, c’était d’autant plus émouvant et gratifiant.

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Quelle vision vous a guidé pendant ces huit années à la présidence de Cannes ?

Le président a une autorité morale. Il est le gardien du temple et il a la signature pour tout ce qui est juridique et financier. C’est non rémunéré, et je trouve ça tout bien, Thierry Frémaux, le délégué général, étant en charge de la sélection, qui est l’objet du Festival. Je suis né dans mon métier de journaliste [d’abord sur RTL, Europe 1 et Antenne 2 dans les années 1960-1970, ndlr], puis dans tout ce que j’ai pu faire comme producteur [il a créé des émissions mythiques comme Les Enfants du rock en 1982, ndlr] et comme patron de médias [Antenne 2, Canal+, puis Vivendi Universal, ndlr] avec un maître mot bien anglais : « Content is king. » Tout doit procéder du contenu, le reste est à son service. Il en était pareil pour le Festival. D’abord travailler avec Thierry, mettre de la détente et du sourire dans tout – ce qui colle d’ailleurs bien avec sa personnalité.

Et puis rendre le Festival gai, parce que c’est la culture, c’est à la fois le patrimoine et l’avenir. C’est ça que j’apportais. Je suis né avec, on me l’a inculqué, et j’ai essayé de le cultiver. On a aussi été amenés à aborder tous les sujets qui devaient évoluer, comme #MeToo, Le Collectif 50/50, et aussi à penser une autre manière de programmer les films pour les protéger [en montrant les films de la Compétition de façon simultanée au public et à la presse, alors qu’auparavant la presse découvrait les films la veille, ndlr]. Pour que le film ne soit pas déjà jugé avant d’avoir comparu, si je puis dire. Et puis on a développé une politique vis-à-vis des jeunes avec le passe Trois jours à Cannes [destiné aux 18-28 ans, ndlr]. Cette année, par exemple, il y aura plus de 4 000 jeunes qui vont venir passer trois jours à Cannes. Je suis vachement fier qu’on ait lancé ça.

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Comment se déroule la collaboration avec Thierry Frémaux ? Vous voyez et sélectionnez certains films de la sélection officielle ensemble ?

Je vois des films à l’avance, mais c’est pour moi. C’est ce que j’ai dit à Thierry quand on s’est rencontrés. On se connaissait peu, mais on savait qu’on aimait tous les deux le cinéma, la musique et le sport, et qu’on n’était pas de droite – c’est déjà pas mal. Je lui avais dit que j’avais envie de pouvoir tremper mon sucre : « Il y a des films que je ne peux pas imaginer ne pas voir avant, y compris pendant que vous êtes en train d’en discuter. » Il y a des films sur lesquels on a beaucoup discuté ensemble, et j’en ai été heureux, fier et ému. Pour le film d’ouverture, c’est une décision commune, puisqu’il est souvent hors Compétition mais que c’est une figure de proue ; et puis même chose, souvent, pour les films hors Compétition ou les projections sur la plage. Mais la sélection des films en Compétition et dans la section Un certain regard, c’est Thierry et ses équipes. C’est bien comme ça.

Comment abordez-vous votre dernière édition cannoise en tant que président, alors qu’on fête les 75 ans du Festival, et vu le contexte mondial ?

On veut une 75e édition du Festival qui ne soit pas une célébration du passé. On l’a fait, je crois, de belle manière pour les 70 ans. Cette année, l’actualité est telle qu’on doit être dans le moment, mais aussi tournés vers l’avenir. On est très heureux que Thierry et son équipe aient choisi autant de premiers films pour la section Un certain regard, qu’il y ait énormément de gens sélectionnés pour la première fois, mais qu’il y ait aussi quatre Palmes d’or qui reviennent [Jean-Pierre et Luc Dardenne, Hirokazu Kore-eda, Cristian Mungiu, Ruben Östlund ont tous remporté au moins une fois la Palme, ndlr]. On a envie que ce soit plus chaleureux, plus conscient. C’est pour ça que mardi 24 mai, pour la soirée du 75e anniversaire du Festival, dans la grande salle, beaucoup de cinéastes viendront nous parler du cinéma d’aujourd’hui et de réflexions de demain. Dans la sélection, il y a deux films ukrainiens, une première. Et, en même temps, il y a un film russe de Kirill Serebrennikov. C’est sa troisième sélection à Cannes. Deux fois il a été empêché de venir par les autorités de son pays. Au début de la guerre, il a quitté définitivement la Russie, il s’est installé à Berlin et il a dit au revoir à son père, qu’il ne reverra sans doute pas. Donc, quand on me dit « comment ? vous invitez un Russe ? »… soyons sérieux.

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C’est vous, je crois, qui souhaitiez qu’une femme vous succède (il s’agira, en 2023, d’Iris Knobloch, ancienne présidente de Warner Bros. France) ?

Pour être honnête, j’ai été interrogé là-dessus par Emmanuel Macron himself. En février 2020, avant qu’on commence à se confiner, il m’a dit : « Est-ce que tu serais d’accord, puisque ta réélection pour un troisième mandat arrive, pour imaginer de faire deux ans ? On conviendrait ensemble de ta succession, avec mes services et ceux de la culture. Ce serait une femme, et tu laisserais ton mandat un an avant. » C’est souvent le président de la République qui propose les successions. Quand Gilles [Jacob, délégué général à partir de 1978, puis président du Festival de 2001 à 2014, ndlr] avait été prolongé, ça s’était décidé dans le bureau de Nicolas Sarkozy. Que le président me propose qu’une femme me succède, j’aimais bien le geste, même si ça devenait évident aujourd’hui. Donc j’ai dit oui, heureux. Je me sens relativement jeune et gourmand, j’ai d’autres envies. Et puis, je trouve que c’est un bon âge.

Pendant vos années à Canal+, l’animateur Philippe Gildas vous avait surnommé la Glandouille. Quelles vertus trouvez-vous au fait de glander ?

La glande, ça permet de continuer de se nourrir. Il y a des moments où on a envie de simplement penser à soi, aux gens qu’on aime ou qu’on n’aime pas, aux films qu’on a vus hier, à la musique qu’on a envie d’entendre. Ça fait partie de la petite légende de Canal : André Rousselet m’avait demandé s’il y avait des choses à préparer pour mon contrat. J’avais répondu : « Il faudra me laisser le temps de glander. Je ne peux pas juste apporter ma bosse de chameau, j’ai besoin de la nourrir, cette bosse. Donc j’ai besoin de disparaître de temps en temps pour aller acheter des bouquins, aller au cinéma… Mais je crois que ça rapportera à la boîte, la glandouille. »

Quel regard portez-vous sur la télé et les médias d’aujourd’hui ?

La télé continue de tirer les formats – le terme lui-même pointe d’ailleurs bien sa limite. J’ai vu ce matin qu’on relançait Master­Chef, alors qu’il y a encore Top Chef… Après, on ne peut pas être Molière tous les jours ; la répétition à la télé est inévitable, mais il faut trouver l’équilibre avec la surprise. C’est d’ailleurs ce qui va coûter le plus cher aux plateformes. Netflix a voulu aller tellement vite… Ce n’est pas seulement la fin du confinement et l’air du temps qui font que ça devient compliqué pour eux [la plateforme a perdu 200 000 abonnées dans le monde au premier trimestre 2022 par rapport à fin 2021, une première après dix ans de croissance, ndlr]. C’est qu’ils ont voulu tout miser sur les séries, qui sont de moins en moins géniales, en refusant de sortir leurs films en salles. Les plateformes et la télé ont ça en commun que, pour être fédératrices, il leur faut trouver le bon équilibre entre la répétitivité et l’absolue nécessité de la création et de la surprise.

C’était quoi, finalement, « l’esprit Canal » ?

Souvent, on a répondu, Alain de Greef [directeur des programmes à l’époque, à l’origine des émissions Nulle part ailleurs, Les Guignols de l’info ou encore Groland, ndlr] et moi, qu’on ne savait pas très bien. On a essayé de le théoriser a posteriori. Je crois que c’est issu de deux choses. Premièrement, André Rousselet, qui avait 65 ans à l’époque, a confié les rênes à un mec de 38 ans – moi – qui a engagé des gens de son âge, voire plus jeunes, pour remplir une page blanche. Deuxièmement, on a failli boire la tasse au début. On était la première chaîne qui allait être payante. On avait une obsession des contenus, ça nous a donné l’obsession du client. Je remontais le moral des troupes en disant : « Vous vous rendez compte que, depuis ce matin, il y a huit familles qui se sont abonnées, qui se sont dit “on va mettre 120 balles par mois pendant un an”. C’est extraordinaire ! » Ceux qui regardent sont clés. C’est ça, l’esprit Canal. Évidemment, avec le credo « Content is king »… et la liberté.

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS