ÉDITO – « I DO KNOW DRUGS ! » Cette phrase, je l’ai entendue de la bouche de Nan Goldin au festival de Lisbonne & Estoril, en novembre 2014. J’assistais à la projection d’un film des frères Safdie, Mad Love in New York, plongée froide dans le quotidien d’une jeune SDF accro à l’héroïne. À la fin de la séance, les lumières se sont rallumées sur les deux réalisateurs souriants sur l’estrade, attendant les questions du public. Quelques rangs devant moi, une petite dame à la tignasse rouge lève le bras. Au moment où je reconnais la grande photographe (qui était membre du jury), la voilà qui se lance dans une violente diatribe contre le film, sous l’œil sidéré de l’audience et des deux réalisateurs défaits, diatribe débutant par ce cri étranglé : « Je connais la drogue ! »
« Toute la beauté et le sang versé » de Laura Poitras
Cette scène, je l’avais alors trouvée incongrue, amusante à raconter – je ne m’en étais pas privée dès mon retour à Paris. Huit ans après, elle m’est réapparue dans toute sa rage, sa lucidité et sa douleur devant le documentaire Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras. Ce film retrace le combat de Nan Goldin contre la famille Sackler, propriétaire du laboratoire pharmaceutique qui commercialise l’OxyContin, antidouleur extrêmement addictif responsable de la crise des opioïdes qui ronge l’Amérique. Avec leur fortune tristement bâtie, les Sackler ont largement financé les plus grands musées du monde, blanchissant ainsi leur nom. Nan Goldin est elle-même une rescapée de l’OxyContin – au moment du festival de Lisbonne, elle se battait contre cette dépendance.
Laura Poitras, dans l’intimité de Snowden
« J’ai survécu à la crise des opioïdes », écrivait-elle trois ans plus tard, en 2018, dans un texte percutant publié par le magazine Artforum, qui annonçait le début d’un impressionnant parcours activiste : avec le collectif PAIN qu’elle a créé, elle a depuis mené de nombreuses actions et pressions pour que la vérité sur les Sackler soit criée au grand jour. C’est ce trajet militant et intime que retrace avec une puissance et une beauté folles le film de Laura Poitras, rappelant aussi la fulgurance de l’œuvre photographique de Nan Goldin, qui s’est toujours acharnée à révéler au monde des réalités souvent silenciées – la dépendance à la drogue et à l’alcool, les violences sexistes, les ravages du sida. Dans l’entretien passionnant qu’elle nous a accordé, Laura Poitras revient ainsi sur l’importance, à travers ses films, de porter la voix de celles et ceux qui osent se lever et parler. · JULIETTE REITZER