Ce n’est pas rien, comme détail. D’abord ce n’est pas rien comme film : l’un des plus beaux de Jean-Luc Godard, qui est mort le 13 septembre et en a réalisé plus de cent. Et si l’on considère qu’un détail ne vaut que par l’effet inversement proportionnel qu’il produit, alors celui-ci est le plus beau de Godard, et sûrement l’un des plus beaux du cinéma. Le film s’appelle Je vous salue, Marie.
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Il s’agit de faire une Nativité, laïque (?), dans une petite ville anonyme et grise où Marie est fille de pompiste, Joseph chauffeur de taxi, et où Gabriel prend l’avion. Le récit n’en reste pas moins fidèle à l’Évangile. Marie tombe enceinte sans que Joseph n’y soit pour rien, un enfant naît. Et, quitte à filmer pareil miracle (la naissance de Jésus, celle de l’image), Godard remonte au miracle plus ancien et tout aussi biblique de l’origine des choses. Comme il ne s’agit que de formuler des hypothèses, cela commence par un exposé scientifique : « … le soleil, enfin, se mit à briller sur les océans primitifs. Alors la vie apparut, dit-on, tout à fait par hasard. »
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À l’image, une jeune femme aux cheveux blonds et courts manipule un Rubik’s Cube, son épaule appuyée contre la large fenêtre d’un appartement de grand ensemble qui pourrait être, avec vingt ans de plus, celui de Deux ou trois choses que je sais d’elle. Au moment où le savant dit que la vie apparaît, à l’extérieur du champ un nuage se retire : le visage dont on n’avait pas remarqué qu’il était dans l’ombre est soudain douché de lumière. L’extraordinaire symbiose entre les mots off et ce déferlement de lumière sur un visage, souligné par un oratorio de Bach, produit une bouleversante image de la Création – si forte qu’elle valide toutes les hypothèses : celle d’un Dieu, celle du hasard ou des extraterrestres.
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Ce n’est pas rien, donc : réussir avec cette simplicité apparente à donner le frisson de l’origine du monde. Un frisson tout ce qu’il y a de plus charnel : le rayon de lumière est une caresse, le soleil comme une main qui se pose sur la joue de l’actrice. Le film entier, de toute façon, est fasciné par la rondeur. Rondeur d’un ballon de basket, du soleil, de la lune, d’une ampoule électrique ou d’un réverbère. Et bien sûr celle du ventre de Marie, arrondi par son miracle, et qui attire lui aussi les mains, celle de la Vierge elle-même, puis celle de Joseph qui ne comprend rien et qui s’énerve avec ce ventre au creux de sa main à qui il crie « Je t’aime ! ».
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Godard adorait filmer les mains. Ici, ce sont d’abord celles de l’actrice, qui font tourner le Rubik’s Cube entre leurs longs doigts fins comme s’il était la synthèse de tous les mystères. Puis juste au-dessus cette main de lumière et de chaleur venue bénir le visage. Quand on fit remarquer à Godard, quelques années avant Je vous salue, Marie, qu’il aimait filmer les mains, il avait répondu qu’entre un cinéaste aveugle et un autre privé de mains il préférerait le sort de l’aveugle. « Les yeux et les mains, concluait-il, c’est comme du piano à quatre mains : on est deux. »