Marylin Maeso : « La violence dont on hérite est comme une maladie auto-immune »

Après « Jusqu’à la garde », Xavier Legrand continue de disséquer les violences intra-familiales et les douleurs indélébiles qu’elles impriment chez les êtres avec « Le Successeur », dans lequel un fils (Marc-André Grondin) découvre le legs tragique de son père. La philosophe Marylin Maeso, qui viendra discuter du film lors d’une Cinexploration organisée par mk2 Institut, éclaire les rouages de cette œuvre glaçante sur le patriarcat.


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Le Successeur s’ouvre sur l’image circulaire d’un défilé de mode imaginé par Ellias, directeur artistique d’une maison de haute-couture et personnage principal du film. Que vous inspire ce préambule ?

La trajectoire en spirale du podium évoque les cercles de l’enfer. D’emblée, la disposition place le spectateur au cœur d’une structure tragique, qui trouvera de nombreux échos par la suite. Cela peut sembler étrange pour un spectateur contemporain, mais dans la logique de la tragédie grecque, le spoiler est intégré. L’objectif n’est pas d’être surpris, de découvrir des rebondissements, mais de mettre en scène l’inévitable. Ce podium agit comme un signe de mauvais augure. Surtout que le directeur artistique de cette maison de couture emprunte lui aussi cette piste, suivi par la caméra.

Le personnage principal est au centre d’un vertige tragique [dans le film, Ellias, apprenant le décès de son père, retourne dans son Québec natal pour organiser les funérailles de ce dernier, qu’il n’a pas vu depuis des années, ndlr] tandis que les mannequins féminins, censés être centraux, sont des accessoires. Il y a aussi cette standardisation du rythme de la marche, des corps impersonnels et sans expression. Le fait que ces femmes semblent interchangeables, comme des objets, est aussi un signe annonciateur de ce que l’on découvrira après.

Dans le film, les mécanismes délétères du patriarcat ne sont jamais désignés comme tels. Ils prennent la forme d’une malédiction inévitable, à laquelle le personnage d’Ellias tente d’échapper sans y parvenir. Quel regard portez-vous sur cette symbolique ?

Lorsqu’on s’inscrit dans l’héritage de la tragédie, l’idée n’est pas d’euphémiser la violence par le symbole – chez les Grecs, le symbole était au contraire très puissant. Le symbole n’esthétise pas, ne neutralise pas l’horreur. Il met plutôt en évidence la dimension intemporelle de la problématique traitée. Le patriarcat dont s’empare le film, énoncé comme tel, est un concept relativement contemporain, récemment pensé en ces termes. Mais la réalité qu’il désigne est ancestrale. Le recours à un ensemble de signes permet de désigner un continuum temporel sur ces sujets très actuels, tout en s’ancrant dans quelque chose de profondément antique.

Justement, comment l’héritage, la perpétuation de cette oppression patriarcale s’exprime-t-elle dans l’écriture du film ?

La transmission de la violence, le poids des liens familiaux et l’impossibilité d’en sortir s’impose à travers la figure d’Œdipe, qui plane sur le récit. Un oracle prédit à Œdipe qu’il tuera son père et couchera avec sa mère. Pour échapper à cette malédiction familiale, qui a aussi frappé son père et son grand-père – chez les Grecs, la malédiction est une éternelle reproduction du même -, Œdipe est abandonné par son père, élevé par une autre famille, puis quitte Thèbes. Ce qui le conduit précisément à réaliser le parricide et l’inceste tant redoutés. Ellias n’a qu’une obsession : fuir son père, ne pas lui ressembler. Il coupe les liens, change de prénom, de pays. Là intervient la structure œdipienne du film : en ne voulant pas être son père, il le devient. En voulant contrarier la prédiction, il l’accomplit, et embrasse la violence de son père alors qu’il la rejette. On sent bien qu’il est tiraillé entre la personne qu’il veut être et le spectre du père qui entre en lui.

Cette référence mythologique interroge aussi la nature de la violence : est-elle contingente, accidentelle ou inexorable ?

Sur ce point, le film fait preuve d’une grande subtilité. Xavier Legrand laisse entendre qu’une famille dysfonctionnelle, ça laisse des traces. Plus on essaye de lutter pour regagner notre liberté face aux déterminismes familiaux, plus on s’y enferme malgré tout. Le réalisateur ne dit pas que la violence est une fatalité, mais que la stratégie de fuite adoptée par Ellias ne fonctionne pas. Il pense que rompre les liens peut suffire à briser la transmission de la violence. Or la transmission de la violence n’est pas une contagion. Elle ne se transmet pas forcément de façon évidente, explicite par la personne qui en hérite. C’est une imprégnation plus trouble.

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Bien-sûr, on s’aperçoit que parmi ceux qui commettent des actes terribles, beaucoup ont eux-mêmes été victimes dans leur enfance. Il existe un traumatisme non traité, une violence qui s’impose faute d’avoir été affrontée. La violence est une maladie, au sens où elle laisse des séquelles. Disons qu’Ellias fait comme s’il voulait retirer une tumeur, de façon chirurgicale. Or, une tumeur peut laisser des métastases. Ce personnage confond la guérison avec la rémission. La violence dont on hérite et contre laquelle on lutte est comme une maladie auto-immune : le corps se détruit lui-même en essayant de se défendre.

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Dans votre essai La Petite fabrique de l’inhumain, vous émettez cette hypothèse que l’inhumanité ferait partie de l’humanité. Le Successeur montre précisément qu’il n’y a pas de monstre – qu’ils sont tapis en nous, en puissance.

Oui, le film exploite très bien cette banalisation du mal, logé derrière une imposture, un secret. Pour exister en société, les individus ont besoin d’exposer une façade socialement acceptable. Lorsqu’ils n’y arrivent pas, on assiste à un échec de la sublimation, selon un concept freudien. La sublimation consiste à transformer, traduire des pulsions négatives dans des médiums artistiques, sportifs. En cas d’échec de la sublimation, certains peignent une façade socialement acceptable pour que la réalité n’apparaisse pas.

Si l’on fabrique nos monstres, c’est qu’ils sont rassurants. On utilise souvent cette image rassurante des enfants qui ont peur des monstres sous le lit. C’est une façon de se dire qu’on va les voir venir, qu’on sait le reconnaître, parce qu’ils ont la gueule de l’emploi. De trier d’un côté « les gens normaux », de l’autre ceux qui nous horrifient, bons à ostraciser pour la société. Mais l’inhumain est précisément niché au cœur même des braves gens, de ceux dont la réputation est irréprochable.

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En ça, la métaphore camusienne de La Peste est opérante [dans La petite fabrique de l’inhumain, Marilyn Maeso prend pour point de départ La Peste d’Albert Camus, afin de montrer que l’inhumanité est un poison inodore distillé dans le quotidien, ndlr].  Tarrou y dit : « Tout le monde porte en soi la peste, parce que personne au monde n’est indemnisé. Il faut se surveiller pour ne pas, dans une minute d’inattention, la respirer au visage de l’autre et déployer l’infection ». C’est une manière de dire que les monstres ne naissent pas monstres.

Le Successeur montre bien que même les gens biens peuvent faire de mauvais choix : les hommes se sont pas réductibles à deux camps, les méchants et les gentils. Ellias est en quelque sortes un méchant qui se construit en opposition à son père. Au fond, peut-être que son erreur consiste à faire de son père l’incarnation d’un mal absolu, de confondre l’inhumain avec le monstrueux.  

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Le film emprunte les codes de plusieurs genres : thriller, néo-noir, horreur. En quoi ces différents narratifs permettent-ils au spectateur d’affronter la violence ?

Cette hybridation des genres est une manière d’accentuer l’identification, d’appuyer l’universalité de la problématique. Cette transversalité des genres est aussi une façon de dire que la violence, sous toutes ses formes, a toujours été, et continue d’être là : on n’en sort pas.

Le film a beaucoup recours au hors champ et aux ellipses temporelles pour retarder, cacher la violence. De quoi ce parti-pris est-il le nom ?

On l’a vu récemment avec La Zone d’intérêt : le hors champ est un usage bien senti. Le Successeur obéit à une règle de la bienséance tragique, qui veut qu’on ne montre pas l’horreur. Mais le film travaille aussi sur le son, les ombres et les clairs obscurs pour nous faire deviner certaines situations. Ce hors-cadre est une mise en abyme du message du film, une correspondance entre la forme et le fond, qui nous dit que parfois, on ne sait pas ce qu’on voit. On peut avoir été témoin d’une chose sans vraiment l’avoir conscientisée. Le hors champ est aussi narratif : on ignore pourquoi Ellias ne parle plus à son père, la raison de leur rupture n’est pas nommée. Il est une matérialisation du silence, du non-dit. Surtout, il métaphorise la réalité, la silenciation des violences intrafamiliales : dans la vie de tous les jours, elles se déroulent en coulisses, car les agresseurs exercent un isolement sur leurs victimes.

Le Successeur de Xavier Legrand, projeté en avant-première le mardi 20 février 2024 au mk2 Bibliothèque, dans le cadre du cycle Cinexploration.

Le film sera suivi d’une discussion autour du thème « Peut-on transmettre la violence ? » avec le réalisateur Xavier Legrand et la philosophe Marylin Maeso, autrice de La petite fabrique de l’inhumain (Ed. L’Observatoire, 2021).

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