Marina Chiche : « J’ai pris conscience que je ne voulais pas renoncer à continuer d’apprendre »

Violoniste, musicologue, femme de radio et autrice, Marina Chiche est invitée ce mois-ci par mk2 Institut pour une série de six conférences sur la musique classique en résonance avec d’autres disciplines (philosophie, neurosciences, cinéma…). Rencontre.


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Vous croisez, à mk2 Institut, la musique avec la philosophie, les neurosciences, le cinéma, la politique… Comment expliquez-vous cette attention portée à l’interdisciplinarité ? 

La notion d’interdisciplinarité fait partie de mon ADN. Cela s’est d’ailleurs manifesté assez vite lors de mes études. À mon entrée au Conservatoire supérieur de Paris (CNSMDP) en violon à 16 ans, juste après mon bac, au-delà de l’évidence qui s’imposait à moi par rapport à la musique, j’ai pris conscience que je ne voulais pas renoncer à continuer d’apprendre, et ce dans plein de domaines. J’étais attirée aussi bien par les matières scientifiques que littéraires, par l’histoire, par les langues, ou encore par les sciences politiques. En fait, j’aurais aimé trouver un cadre pour poursuivre, en plus des classes de violon, des études générales : une université idéale à l’image de la Castalie [province pédagogique imaginaire et ordre culturel, ndlr] du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse – un de mes livres fétiches. Dans un premier temps, j’ai poursuivi, en parallèle du Conservatoire, une licence de littérature germanique par correspondance. Quand je suis allée me perfectionner à Vienne auprès d’un professeur russe très réputé, je m’entraînais de manière extrêmement intensive, huit à dix heures de violon par jour, mais, quand je ne jouais pas du violon, j’allais dans les bibliothèques que je dévalisais. Je dévorais des livres de littérature, d’histoire ou de philosophie. Il y avait quelque chose de très absolutiste, de presque monacal qui me comblait à l’époque ! Mais j’ai compris plus tard que cette façon d’aborder la musique et les connaissances, de manière très solitaire – je ne suis pas soliste pour rien ! –, enfermée dans une tour d’ivoire, ne répondait pas à mon besoin de transmission, de contact et aussi à mon besoin de vivre dans le monde, d’être partie prenante de la société. C’est ainsi que je suis revenue au Conservatoire de Paris pour un nouveau cycle d’études, cette fois en histoire de la musique, en analyse et surtout en esthétique musicale : une discipline qui croise les savoirs, qui permet de réfléchir à partir de la musique aux autres arts et au monde.

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Vous avez publié, en 2021, Musiciennes de légende. De l’ombre à la lumière (First Éditions), en hommage aux femmes musiciennes interprètes des xixe et xxe siècles que l’histoire a laissées trop longtemps dans l’ombre. Racontez-nous ce projet.

Ce projet a commencé en 2019 quand France Musique m’a confié la production d’une série d’été autour de la grande violoniste française Ginette Neveu [1919-1949, ndlr] dont on fêtait alors le centième anniversaire de la naissance. C’est en travaillant sur sa biographie que je me suis demandé quelles femmes avaient mené des carrières de solistes avant elle. Là où j’étais persuadée de ne trouver qu’une poignée de pionnières, j’ai en fait découvert une multitude de femmes, toutes plus exceptionnelles les unes que les autres. Je me suis alors demandé pourquoi, alors qu’elles avaient fait des carrières admirables, elles n’avaient pas été inscrites dans l’histoire. J’ai aussi découvert tous les obstacles que les femmes en général ont rencontrés pour accéder à l’enseignement supérieur et à la professionnalisation : une histoire du féminisme dont on ne m’avait jamais parlé !

C’est aussi une nouvelle façon de raconter l’histoire de ces musiciennes qui vous a animée…

Oui. Mon livre a eu pour vocation de combler les « silences » des historiographes et de donner à ces musiciennes de talent une juste place au panthéon de la musique !

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Votre enquête sur ces femmes vous a-t-elle aidée à conforter la femme violoniste que vous êtes ? 

Absolument. Et puis aussi, disons-le, #MeToo est passé par là, et ça a été une grosse prise de conscience pour moi : une bombe à fragmentation. J’ai relu mon histoire à l’aune de ce phénomène, et je me suis vraiment interrogée sur ce que j’avais subi, évité et aussi observé – alors même que je n’avais pas mis de mots dessus. Par exemple, des chefs d’orchestre en charge de programmation que j’avais évités ou dont j’avais dû repousser les avances, plus ou moins subtilement ; le fait que j’avais été régulièrement la seule femme programmée dans certains festivals de musique de chambre qui ressemblaient à des « boys’ club ». J’ai aussi remarqué que je n’avais jusqu’alors jamais joué sous la direction d’une cheffe d’orchestre et presque jamais joué d’œuvres de compositrices – heureusement cela a changé ! J’ai repensé à quelques interviews surréalistes, ou à certains commentaires, en apparence élogieux, qui évoquaient avec étonnement ma « puissance sonore » – comme si mon gabarit de jeune femme était en contradiction avec la sonorité que je produisais. Ou encore le fait qu’un critique musical qualifiait un de mes disques de « joli », là où ce qualificatif n’aurait pas été employé pour parler du travail de mes collègues masculins. Un sexisme ordinaire, au fond, que j’avais l’habitude d’encaisser. Cela a été un sacré cheminement pour moi, surtout que je venais de loin. Ma construction consciente s’était faite jusque-là au-delà du genre – je me suis toujours perçue comme violoniste et non comme femme violoniste. Mais il est arrivé un moment où je n’ai pu faire l’économie de ce qui m’était renvoyé et surtout de ce qui était collectivement renvoyé aux femmes musiciennes depuis des siècles, le pire étant qu’une grande part de ces choses était intériorisée et transmise comme « normale » !

Où en sont les femmes interprètes du XXie siècle ?

Bien sûr, les choses ont beaucoup bougé, les orchestres se sont féminisés. Pour les cheffes d’orchestre et pour les femmes solistes, il y a quelques têtes d’affiche très programmées, mais la vigilance reste de mise. Il reste beaucoup de chemin à parcourir, notamment pour la programmation d’œuvres de compositrices, mais pas seulement. Au-delà des chiffres et parfois des effets d’affichage, ce qui m’attriste, c’est que je n’ai pas la sensation que le paradigme change, que les stéréotypes perdent réellement de leur force dans les imaginaires collectifs. Concrètement, il est temps que les politiques interviennent de manière volontariste et que les instances publiques refusent de soutenir des programmations qui passent à côté du sujet. Il y a encore trop de programmations où les femmes font figure d’exception. On voit même encore passer – en 2023 – des programmations 100 % masculines, ce qui ne serait toléré dans aucun autre secteur.

Vous êtes, on le sait, marseillaise et grande amatrice du ballon rond. On vous a déjà entendue comparer les footballeurs et les musiciens. Qu’ont-ils en commun ?

Musiciens et sportifs partagent beaucoup : la question de la vocation, on commence parfois très jeune et on est amené à suivre des voies d’exigence et de sélection. Et puis il y a la virtuosité, le dépassement de la limite : un au-delà du geste. Il y a aussi le moment d’expérience partagée, lors d’un match ou d’un concert, qui peut être magique. Au fond, je revendique qu’on puisse vibrer au stade comme à l’opéra ou au concert, il n’y a aucune contradiction !

« Musique classique ? Chiche ! » La violoniste Marina Chiche anime un cycle hebdomadaire de rencontres autour de la musique classique tous les jeudis, du 25 mai au 29 juin, au mk2 Odéon (côté St Germain), à 20 h.

tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 5,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 €