Pourquoi avoir choisi ce roman ?
Lu au lycée avec difficulté, relu vers 30 ans avec bonheur, relu encore vers 40 ans quand je voulais écrire sur l’adolescence, relu à 50 ans quand mes enfants à leur tour devaient le lire pour l’école, ce livre m’accompagne et se transforme à chaque âge de ma vie. Ce serait ça, la définition d’un chef-d’œuvre : un livre qui prend des sens différents selon le vécu de celui ou celle qui le lit, un livre qui tient une compagnie durable, fiable, et toujours en métamorphose. Je conseille de sauter le « mur » du début, une quinzaine de pages d’intrigues de cour qui demandent un peu trop à notre capacité d’attention contemporaine, et d’aller directement à la phrase « il parut alors une beauté à la cour ». À partir de là, tout le roman se déroule avec un magnifique suspense psychologique. Et, à la fin, il est temps de lire les quinze pages du début, qui paraissent limpides.
mk2 institut – une autre idée du monde
Quel regard portez-vous sur elle ?
Elle est une héroïne de l’inaction. Rien à voir avec la passivité : pour se maintenir dans le repos, elle déploie beaucoup d’effort. L’amour, pour elle, c’est trop d’émotion et trop de soumission. Il faut aussi imaginer l’immense fatigue de vivre à la cour. Pas une minute à soi, et le métier de plaire à plein temps. On n’y existe que dans la mesure où l’on amuse les puissants. La princesse est peut-être lasse de distraire la dauphine. Elle est peut-être lasse aussi d’agréer à sa mère, qui l’engage, sur son lit de mort, à ne point « tomber comme les autres femmes ». La princesse cherche à « demeurer à elle-même ». Veuve, elle pourrait se remarier. Non : elle oppose à la cour la stratégie du repli. Elle prétend être malade. Elle finira par choisir le couvent. Peut-être est-elle héroïquement paresseuse : une héroïne de la langueur et de l’indifférence. L’anti-Emma Bovary (qui se perd dans les hommes, qui se torture jusqu’au suicide). La social-traître au fait même d’être au monde. Et pas d’enfant non plus, comme si ce manquement aux obligations matricielles allait de soi dans un univers sans contraception.
Votre roman Clèves, paru en 2011, se présentait comme une réécriture du récit de Madame de La Fayette. Quelles traces ce texte a-t-il laissées dans votre œuvre ?
Si la princesse de Clèves est une héroïne du non, la jeune Solange de mon roman Clèves, qui a le même âge, est une héroïne du oui. Elle consent constamment, devançant son propre désir, se faisant souvent du mal à elle-même et participant à son insu à la culture du viol. J’ai vécu mon adolescence durant les années 1980 dans un village basque patriarcal, macho et homophobe. On baignait dans l’horrible tube de l’époque, « Femme libérée » [chanté par Cookie Dingler, ndlr]. Il fallait donc coucher à tout prix et le plus tôt possible, pour ne pas passer pour une gourde ou, péché absolu de l’époque, pour une frigide ; mais il fallait aussi respecter la pudeur, la dignité et je ne sais quoi d’autre : ne jamais prendre les devants, ne pas être une « fille facile », ne pas passer pour une salope. C’était une double contrainte, être « libérée » mais pas libre. Les garçons aussi étaient soumis à une injonction de virilité. Un village, c’est comme la cour du roi : tout se sait, tout le monde s’observe. Les lettres, encore manuscrites à l’époque, étaient lues et diffusées comme celles qu’écrivaient les courtisans. Il y avait des bals aux kermesses, des alliances se créaient et se rompaient. Être un électron libre y était très difficile. La question du désir, l’interrogation sur la prétendue binarité du monde, le trop de corps ou, au contraire, sa disparition, l’inclusion des autres vivants de cette planète, et aussi le climat et la géographie comme acteurs mêmes de nos vies, toutes ces questions tissent la matière de mes livres.
« Un chef-d’œuvre du passé, un écrivain d’aujourd’hui. Marie Darrieussecq explore La princesse de Clèves de Madame de La Fayette », le 2 juin au mk2 Quai de Loire, 20 h
Portrait (c) Charles Freger