Lotte H. Eisner et Pauline Kael : deux femmes d’influence

Au sein du cercle fermé des critiques de ciné, des femmes se sont imposées. Alors que sortent les Mémoires de Lotte H. Eisner (« J’avais jadis une belle patrie ») et un documentaire sur Pauline Kael (« Qui a peur de Pauline Kael ? » de Rob Garver), retour sur l’histoire de ces deux plumes sauvages.


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En 1974, Werner Her­zog quitte Munich pour se rendre à pied à Paris. Il ne filme pas ce périple. Alors, quel intérêt de parcourir ces neuf cents kilomètres avec sa pauvre boussole ? À cette période, il sent qu’une femme, plus toute jeune, est au bord de la mort, et il veut la sauver. Il s’agit de Lotte H. Eisner, immense figure de la critique cinématographique européenne, qui a écrit des ouvrages majeurs sur le cinéma allemand (L’Écran démoniaque, F. W. Murnau et Fritz Lang). Eisner, plus robuste que ce que les photos d’elle, emmitouflée dans son châle de vieille dame aux côtés de Herzog, ne laissent paraître, n’était pas encore prête à casser sa pipe (elle disparaitra en 1983, à l’âge de 87 ans) – cette aventure mystique est relatée dans le livre Sur le chemin des glaces de Herzog.

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Lotte Eisner, au centre, sur le tournage de Nosferatu, le fantôme de la nuit (1979) de Werner Herzog, en bas à droite(c) Ilona Grundmann Filmproduktion-Cinémathèque française-ZDF

La même année, aux États-Unis, une plume du New Yorker écrit un article prémonitoire sur l’influence grandissante de la télé et la propagation d’un star-système au détriment de nouvelles productions audacieuses comme Mean Streets (1973), signé par un jeune cinéaste alors inconnu, Martin Scorsese. Elle pointe l’émergence d’auteurs s’émancipant des circuits de producteurs surpuissants. Le rayonnement du Nouvel Hollywood, c’est aussi un peu aux critiques de Pauline Kael, qui a forgé dans les sixties l’expression « kiss kiss bang bang » pour définir un cinéma américain plein de vigueur, que ces jeunes cinéastes tout feu tout flamme le doivent. Tant de noms masculins gravitent autour de ces deux femmes qui, avant d’être reconnues comme des figures essentielles de l’histoire du cinéma, ont dû retrousser virilement leurs manches.

Lotte H. Eisner et Pauline Kael ont eu des vies bien différentes. Née à Berlin en 1896 dans une famille de la grande bourgeoisie juive, la première, qui se destinait à l’archéologie, s’est prise de passion pour le théâtre, puis pour le septième art. Très vite, elle est devenue la redoutable spécialiste du cinéma des années 1920 dans le quotidien allemand Film-Kurier. En 1933, coup d’arrêt : elle doit quitter l’Allemagne nazie. C’est à Paris qu’elle se réfugie (elle y vivra quasiment tout le reste de sa vie) et qu’elle rencontre les jeunes et pimpants Henri Langlois et Georges Franju, qui décident de monter la Cinémathèque française en 1936 – étrangement, alors qu’elle a joué un rôle prépondérant dans le développement de l’institution, l’histoire n’a pas retenu son nom.

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Dans ses passionnants et irrévérencieux Mémoires intitulés J’avais jadis une belle patrie, elle relate comment, après avoir subi la rafle du Vél’d’Hiv et fui les camps, elle s’est cachée au début des années 1940 au château de Béduer, dans le Lot, où elle veillait sur des bobines que Langlois y avait transférées par sécurité : « Je passais les deux ou trois mois suivants dans le château avec les rats, et un tas de boîtes de films rouillées que je devais toutes ouvrir afin de voir ce qu’elles contenaient. Je m’y cassais les ongles. » Lui incombait la tâche de les classer, d’en faire l’inventaire, de les protéger. Malgré son amitié indéfectible avec « le monstre » Langlois (qu’elle décrit avec humour et tendresse), Eisner ne peut que constater : « Je me suis souvent faite toute petite pour qu’Henri puisse briller. » Pour Kael, qui est née en Cali­fornie en 1919 et a grandi dans une famille d’origine juive polonaise élevant des poules dans une ferme, la vie a été plus clémente, mais pas facile pour autant.

Après avoir vécu la bohème estudiantine à la fac de Berkeley à la fin des années 1930, elle rencontre le cinéaste James Broughton, avec lequel elle a une fille, qu’elle élève seule. C’est en l’entendant balancer dans un café sur Charlie Chaplin que Peter D. Martin, rédacteur en chef du magazine City Lights, la teste sur des critiques de films. Elle deviendra une célèbre voix du New Yorker. Malgré les années et les continents qui les séparent, Eisner et Kael ont raconté l’une comme l’autre la misogynie qui régnait dans les rédactions et ce statut d’infériorité rappelé par les maigres salaires qu’elles tiraient de leurs articles. Ce qui les a fait survivre, c’est leur faculté à tenir tête.

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Pauline Kael en 1964 chez elle avec des amis (c) 29Pictures LLC

Dans le documentaire Qui a peur de Pauline Kael ? (sorti en 2018 aux États-Unis, il ne nous parvient que maintenant), qui entrecroise dans un montage très bien conçu entretiens, archives et images de films, on sent la fébrilité de certains hommes au contact de l’intelligence vive de la critique. Sur les plateaux télé, le ton chauffe. William Peter Blatty, scénariste de L’Exorciste, la traite de « cas sérieux pour les psychiatres ». L’écrivain Norman Mailer la surnomme « la plus frigide des critiques de films ». Kael est pourtant tout le contraire : dans ses critiques, celle qui portait toujours une cigarette à ses lèvres et affichait en interview un calme olympien a souvent analysé à travers un prisme sensuel les films qu’elle aimait, sans fausse pudeur. Son obsession : « ne pas couper les couilles à un article » – une expression qu’elle aurait utilisée plus d’une fois en rédaction. Elle a aussi suscité le courroux d’Orson Welles pour avoir révélé le rôle crucial du scénariste de Citizen Kane, Herman J. Mankiewicz, dans la réussite du film. Enfin, l’avalanche de courriers assassins dont elle a été la cible prouve bien qu’elle a semé un vent de panique.

REGARD TRANCHANT

Ce qui déplaît aux lecteurs, aux artistes qui critiquent Pauline Kael – et qui définit son style –, c’est sa non-sentimentalité – ce qui ne freine aucunement son espièglerie et sa sensibilité. Un trait d’écriture et un talent de visionnaire qu’elle partage avec Lotte H. Eisner et qui, dans les deux cas, a suscité l’admiration de réalisateurs renommés. Du côté de Eisner : F. W. Murnau, Fritz Lang, Erich von Stroheim, Werner Herzog, François Truffaut (son « poulet »), Jean-Luc Godard… De l’autre : Paul Schrader, Steven Spielberg (qui dit que Pauline Kael est la seule à avoir compris Les Dents de la mer), Louis Malle, Quentin Tarantino (qui raconte que ses critiques ont été sa « seule école de cinéma »)…

Ce partiel tableau de chasse des deux critiques dit la puissance qu’elles ont acquise au fil de leurs libres cinéphilies. Des décennies après leurs morts (Pauline Kael disparaît en 2001), où en est-on ? En 2019, une étude du Collectif 50/50 sur les critiques de films en Europe a montré que la sphère de la critique était encore largement masculine. Seules 28,5 % des critiques publiées dans les sept pays européens étudiés (France, Allemagne, Italie, Espagne, Danemark, Pologne, Suède) étaient signées par des femmes entre 2018 et 2019. Sous le haut patronage de Lotte H. Eisner et de Pauline Kael, on a bon espoir de faire grimper ce pourcentage.

J’avais jadis une belle patrie de Lotte H. Eisner (Marest Éditeur, 440 p., 27 €) • Qui a peur de Pauline Kael ? de Rob Garver, Dean Medias (1 h 35), sortie le 16 novembre

Image de couverture : Lotte H. Eisner (D.R)