Laurie Anderson, quelle cinéphile êtes-vous ?

Au festival de Locarno, on a pu échanger brièvement avec la légendaire artiste américaine.


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Vos 3 films d’avant-garde préférés ?

J’adore les films de Guy Maddin. Ce que j’aime, c’est qu’ils sont vraiment de très haute qualité, et qu’il utilise un langage visuel avec beaucoup de grain, d’aspérités. Son cinéma parvient à être à la fois d’avant-garde et très drôle, ce qui n’est pas une mince affaire – d’habitude, les films d’avant-garde sont plutôt glauques, en tout cas sérieux et académiques. D’ailleurs, c’est étonnant comme l’avant-garde est devenue académique… Je dois remonter jusqu’à Michael Snow pour donner un deuxième nom. Je trouve ses œuvres d’une beauté ahurissante. C’est la même chose avec le travail d’Yvonne Rainer, qui comporte pourtant plus de narration, mais qui a aussi cet aspect dénudé, dépouillé, cette absence d’expression. Je trouve ça absolument captivant.

J’ai vu un film portugais au festival hier, qui se passe à Lisbonne [Onde Fica Esta Rua? ou Sem Antes Nem Depois, le nouveau film de João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata, ndlr]. Il ne contient aucune des choses qui me semblaient devoir se trouver dans un film, comme des personnages ou une histoire. Ça se passe dans un parc la nuit, par une nuit orageuse, et la caméra filme les arbres. C’est tout. C’est profondément visuel, un film superbe. Je n’ai aucune idée du sens à lui donner, et je pense que c’est en partie ce qui m’attire dans les films que j’ai mentionnés, ils sont purement visuels. C’est bizarre parce que je suis pourtant quelqu’un qui adore les histoires… C’est une des choses géniales qui se produisent en festivals, on voit des choses qui cassent tous les codes, et c’est exactement ce qu’on attend de l’avant-garde : des films qui brisent les conventions. Sauf qu’on finit souvent tous par retomber dans les mêmes formes…

Pourriez-vous vous décrire en 3 personnages de films ?

Je ne pense pas… Pour une raison simple : je ne suis pas une artiste qui travaille sur l’auto-expression. Ça n’a jamais été au cœur de mon travail. Mon but a toujours été de regarder les choses en prenant un angle un peu différent. Pas mal d’artistes veulent exprimer quelque chose d’eux-mêmes ou simplement être connus. Je n’en ai pas grand-chose à faire, si on me connait ou pas. Mon projet, c’est d’observer les alentours pour essayer de voir si quelque chose mériterait d’être regardé différemment pour en révéler d’autres aspects, ça me donne un sentiment de liberté. Ça me fait me sentir moins libre que de me comparer à des personnages de films. Bon, cela dit ce n’est pas vrai, que je ne m’identifie pas à des personnages…

Si on prend mon film préféré, qui est Miracle à Milan de Vittorio de Sica [un conte poétique, Palme d’or en 1951, sur un petit garçon pauvre qui organise un bidonville en grandissant et fait face à un homme riche qui veut racheter le terrain, ndlr], est-ce que je m’identifie à Toto, le personnage principal ? Il a mon soutien, mais comme beaucoup de personnages… Mais je pense que mon admiration pour Miracle à Milan vient du fait que c’est un film néoréaliste qui verse dans la fantaisie pure, et aussi parce qu’il montre de manière si efficace les nantis et les pauvres. Si je voulais m’identifier à quelque chose dans le film, ça serait finalement peut-être au projecteur qui révèle le camp de rebelles où vivent les SDF. En fait, c’est ce que je préfère dans le film, plus que les personnages.

Vu à Locarno : « Bowling Saturne » de Patricia Mazuy, des hommes sans loi

Il faut noter que le film contient une technique nouvelle à l’époque, un usage intéressant d’un mécanisme de théâtre transposé au cinéma. Dans la dernière scène, on voit les pauvres sauter sur leurs balais et s’envoler vers le ciel en passant devant la cathédrale – je crois bien que Spielberg a volé cette scène en y mettant des vélos… [Dans la scène la plus culte d’E.T. L’Extraterrestre, 1982, ndlr] Ça n’allait pas sur Terre pour les marginaux donc ils ont pris le chemin d’un monde meilleur, où les choses sont supposées plus justes. Beaucoup de critiques à l’époque ont pensé que c’était une métaphore de la traversée du rideau de fer vers l’URSS. Ils étaient offusqués qu’on montre ça dans un film. Et le rêve américain, alors ?

Mais la technologie utilisée pour réaliser cet effet reposait sur de simples câbles. Je crois que c’est le dernier film de ce directeur des effets spéciaux, il était soul tout le temps et les câbles n’arrêtaient pas de lâcher, plein d’acteurs sont tombés de leur balai et se sont cassé les os… Ce n’était pas un trip si joyeux vers les cieux, finalement. Ceci dit, c’était vraiment une prouesse technique, pour un film datant d’après-guerre, que d’arriver à montrer des gens sur des balais devant la cathédrale de Milan. Spielberg en a fait un truc un peu larmoyant… Je crois que quand on essaie de faire un pastiche, ça ne donne pas toujours des choses formidables. Mais sur le plan technologique, c’était bien plus réussi !

Propos recueillis par Timé Zoppé

Portrait de Laurie Anderson © Locarno Film Festival