LA SEXTAPE · « L’Ennui » de Cédric Kahn

Il y a des films auxquels on repense des années après, sans savoir pourquoi, comme un visage, croisé dans une foule, peut nous tourmenter. Certains films nous attendent, comme des amants tranquilles.


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Lorsque L’Ennui de Cédric Kahn est sorti, en 1998, j’avais 16 ans. Je n’avais pas lu Alberto Moravia, je n’avais pas encore croisé la route du Mépris de Jean-Luc Godard, et à l’ennui, comme beaucoup d’adolescentes, je préférais la mélancolie. Et puis la vie est passée, un peu, parfois brutale. En recroisant le corps offert de Sophie Guillemin sur l’affiche de L’Ennui, à la rétrospective de Cédric Kahn à la Cinémathèque, j’ai réalisé que je m’en souvenais avec une netteté inhabituelle.

J’imagine que, pour une jeune fille des années Kate Moss, c’était une petite révolution de voir ce corps-là, plantureux, sublime, placardé sur les murs de la ville, surtout quand on était soi-même un peu « boulotte ». Dans mes souvenirs, il y avait aussi l’idée vague de Charles Berling au volant de sa voiture, l’œil cerné et le teint pâle de l’homme frappé de passion, comme le décrit Marcel Proust, et puis bien sûr les scènes de sexe denses et crues qui s’enchaînent. J’ai décidé de le revoir. Et, ce que réussit à capter Cédric Kahn, en maintenant sa caméra à distance des corps, c’est le vide effroyable au-delà de la chair. On s’ennuie, alors on se jette à corps perdu sur l’autre, on se bagarre presque avec parce qu’il ne peut nous sauver de l’ennui. Je repensais alors aux mots de Moravia : « La vie, au fond, n’était que ce continuel changement de position comme en un lit inconfortable dans lequel on ne peut dormir longtemps couché sur le même côté. » Ils pourraient être la note d’intention de scènes de sexe du film.

D’un côté, Martin, un prof de philo en crise, veut posséder Cécilia entièrement. De l’autre, la jeune fille, énigmatique, s’offre à lui entièrement. Pourtant, entre eux grandit l’incommunicabilité entre les sexes jusqu’à la catastrophe. L’ennui, c’est ça. Un état au monde qu’aucun divertissement, au sens étymologique de divertere, « détourner », ne peut effacer. Alors, pour tromper cet ennui, Martin fait l’amour avec Cécilia tout le temps. Et comme ça ne suffit pas, il se met à la suivre comme un détective, à l’épier, crée obsessionnellement de la fiction sur du néant, comme d’autres font des achats compulsifs. Cécilia a une vie sans relief, alors Martin va peu à peu sombrer dans la folie. Quelle autre voie s’offrait à lui ?

L’Ennui est un polar fébrile, sexuel, parfois drôle, un pur film de mise en scène assez éloigné de l’œuvre originelle. Cédric Kahn réussit, comme Godard avant lui, à saisir l’essence du livre de Moravia. Aujourd’hui, à 40 ans, c’est la trajectoire de Martin que je comprends intimement, presque douloureusement, et je suis heureuse que le film m’ait attendue.

Rétrospective Cédric Kahn, du 25 septembre au 5 octobre, à la Cinémathèque française.