La littérature peut-elle être véritablement politique ?

Plusieurs essais marqués à gauche sortent simultanément pour tenter de repenser les liens entre politique et littérature. Un débat bienvenu, dans lequel certains livres récents, aux effets bien concrets sur le monde, du « Consentement » de Vanessa Springora à « La familia grande » de Camille Kouchner, brillent pourtant par leur absence.


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Quand quatre livres traitant du même sujet sortent en même temps, on peut commencer à penser qu’il ne s’agit pas seulement d’un hasard du calendrier. Ainsi, en janvier, l’actualité éditoriale était à rouvrir l’épineuse question des liens entre littérature et politique. En solitaire – Sandra Lucbert d’un côté, Mačko Dràgàn de l’autre –, en dialogue – Joseph Andras et Kaoutar Harchi – ou à plusieurs – les éditions La Fabrique –, écrivains et poètes s’y engouffraient à la suite de remarquables ouvrages de chercheurs parus les années précédentes : Le Style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq de Vincent Berthelier (2022), Des femmes et du style d’Azélie Fayolle (2023) et La Littérature embarquée. Pour un feminist gaze de Justine Huppe (2023).

Si personne ne pose tout à fait les enjeux de la même manière (et c’est tant mieux), il reste possible de cadrer les contours du débat : comment (re)penser ce que l’écriture peut faire au monde, tout en refusant de se vautrer dans des formules incantatoires – telle « la littérature est par essence politique » – qui neutralisent le sens des mots ? Deux de ces publications s’élancent dès lors d’une méfiance, voire d’une dénonciation. Aussi ironique soit-il, le titre du livre publié à La Fabrique est sans appel : Contre la littérature politique. Dans Défaire voir. Littérature et politique, Sandra Lucbert pose d’emblée comme un « marasme » « La-littérature-politique […] jusqu’à récemment mieux connue sous l’appellation : La-littérature-engagée ». Ici, ces auteurs nous mettent en garde. Les écritures dites du réel, qui documentent les faits sociaux et travaillent à représenter ce qui jusqu’alors ne l’était pas, tiennent peut-être le haut du pavé depuis un certain temps.

Or, non seulement cela ne suffit pas, mais il y aurait presque là un piège. À basculer dans ce que Sandra Lucbert nomme « littérature-à-message, littérature-à-sujet-social, littérature-de-ceux-qui-souffrent », on en perd la littérature. À s’emmitoufler dans ce que Nathalie Quintane qualifie de « littérature de la consolation, de la réparation », on finit par s’endormir. Et on en perd la politique. Tenir ensemble les deux termes de l’équation n’est pour eux ni une affaire de thématique ni une affaire de sujet. C’est une affaire de forme, de style, de grammaire. C’est-à-dire de « ce que la littérature a en propre » : la langue. Parce qu’une « langue qui n’a pas été déscolarisée », écrit encore Quintane, « exprime sagement la colère, sagement la révolte, et elle cadre l’émeute ». Et il s’agirait de commencer à « zbeulifier » un peu nos phrases si on veut créer un écart avec le langage dominant.

Car, qu’on le veuille ou non, « on pense avec, on pense dans ces mots-là », comme le rappelle si justement Leslie Kaplan. Mêlant poésie, chant épique (Louisa Yousfi), conte moral (Antoine Volodine), forme épistolaire (Pierre Alferi) ou essai (Tanguy Viel), Contre la littérature politique ne se contente pas de l’écrire, il en fait une impeccable démonstration. Quant à la forme dialoguée, choisie par Joseph Andras et Kaoutar Harchi, ne vient-elle pas en soi nous ramener à la puissance révolutionnaire de nos amitiés ? À l’heure où la contre- offensive réactionnaire impose son agenda intellectuel à coups de pamphlets anti-woke toujours plus nombreux, il est précieux que ces questions puissent être retravaillées depuis la gauche.

LA POLITIQUE SANS LE NOM

Parmi les « bons élèves » sont cités, dans ses essais, Arthur Rimbaud, Éric Vuillard, Hugues Jallon. Pour les mauvais – à peine maquillés –, Constance Debré, Camille Laurens, Édouard Louis. Mais s’il s’agit de repenser vraiment ce que la littérature peut faire au monde, comment comprendre l’absence, dans ces textes, de certains jalons de la littérature contemporaine portant sur l’inceste et les violences sexuelles ? Pourquoi un seul des livres mentionnés plus haut évoque Le Consentement de Vanessa Springora ? Et aucun La familia grande de Camille Kouchner ? A-t-on pourtant vu d’autres publications avoir eu récemment autant d’effets concrets que ceux-là ?

Le second a lancé le MeTooInceste ; le premier provoqué une onde de choc qui se répercute jusqu’à aujourd’hui, quatre ans plus tard. En décortiquant avec une intransigeance entêtante le système d’emprise dans laquelle elle s’est retrouvée prise au piège, alors âgée de 14 ans, à la suite de sa rencontre avec un célèbre écrivain (jamais nommé dans le livre, mais identifié comme étant Gabriel Matzneff), le récit de Vanessa Springora a participé à inscrire la notion de consentement à l’agenda politique.

À révéler la complexité des « zones grises », comme les failles de la juridiction française sur le viol : à défaut de pouvoir prouver la menace, la contrainte, la violence ou la surprise, la disponibilité des corps est supposée. N’est-ce pas justement ce que l’on peut attendre d’une littérature politique : « Proposer sans cesse des mots, comme l’écrit Kaoutar Harchi, c’est-à-dire des idées, des concepts, des significations, des visions » ?

Les livres écrits par des femmes sont toujours suspectés de manquer de littérature. Et les autrices restent en permanence suspectées de n’écrire que des témoignages. La chercheuse Azélie Fayolle y a consacré un essai passionnant. Elle y analyse longuement Le Consentement, dans lequel elle décèle sans aucun doute des procédés stylistiques et une propension à secouer, par le langage, les représentations dominantes. « La littérature n’a pas de super-pouvoir. Elle peut seulement façonner des mythes, montrer ou aveugler. Force est de constater que, jusqu’à présent, elle nous a endormis ou éblouis plutôt qu’autre chose. Elle a plus esthétisé la violence qu’elle ne l’a dénoncée. En enfermant son agresseur dans son récit, comme il l’avait fait avec elle, elle montre cette logique. » N’y a-t-il pas là autre chose qu’une simple description depuis un autre point de vue, « un bougé », ce quelque chose de « redisposé » que Sandra Lucbert appelle de ses vœux ?

Que la réception entraîne une politisation, pousse à la parole et à l’action n’en reste pas moins une sorte de « mystère », même pour Azélie Fayolle. « Il faut que beaucoup de choses s’alignent » pour qu’une œuvre puisse rencontrer autant d’écho, et sans doute aussi que des mouvements politiques constitués et puissants soient capables de s’en saisir et de l’ériger en symbole. Simples « archers » se battant aux côtés d’autres auteurs, de militants, de syndicalistes, « les écrivains tirent des mots dans le ciel, lesquels peuvent retomber sous forme de balles », écrit Joseph Andras. Parfois. Mais, si c’est déjà arrivé, cela peut se reproduire.

LIVRES CITÉS :

LE STYLE Réactionnaire. De Maurras à Houellebecq de Vincent Berthelier (Éditions Amsterdam, 2022)

Des femmes et du style. Pour un feminist gaze d’Azélie Fayolle (Éditions Divergences, 2023)

La Littérature embarquée de Justine Huppe (Éditions Amsterdam, 2023)

Défaire voir. Littérature et politique de Sandra Lucbert (Éditions Amsterdam, 2024)

Contre la littérature politique, Collectif (La Fabrique, 2024)

Littérature et révolution de Joseph Andras et Kaoutar Harchi (Éditions Divergences, 2024)

Abrégé de littérature-molotov de Mačko Dràgàn (Éditions Terres de feu, 2024)

Photo de couverture : Pixabey/ Pexel