Parler de boucle temporelle à un joueur ou une joueuse de jeux vidéo, c’est, au fond, lui parler de banalité absolue, presque d’un réflexe quotidien. Combien de fois avons-nous déjoué le cours du temps pour reprendre un combat soldé par la mort piteuse de notre avatar ou rembobiner notre partie afin de repartir sur des bases plus saines ? Poétisée quelques illustres fois au cinéma (Un jour sans fin, Looper, Edge of Tomorrow), la boucle temporelle a carrément fini par obséder le jeu vidéo.
À l’instar de ces Sisyphes filmiques, condamnés à revivre la même journée à l’infini sans échappatoire, nous nous jetons corps et âme dans ces spirales chronophages qui ne cessent de nous renvoyer au même point de départ, en nous humiliant au passage si possible. Le genre du rogue-like en a même fait son principe : dans ces jeux (Dead Cells, Hades), il s’agit d’essayer d’aller le plus loin possible dans un dédale infesté de monstres, puis, lorsqu’on est tué, de recommencer, dans une version légèrement modifiée du niveau – seule l’architecture change.
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Dead Cells (c) Capture d’écran Youtube
Le studio From Software (Dark Souls, Bloodborne et bientôt Elden Ring) en a même fait sa philosophie créative. Une philosophie punitive et harassante, qui se manifeste même dans les parenthèses de « détente » du jeu, généralement représentées par un feu de camp au coin duquel notre avatar vient se soigner et reprendre des forces. Ces moments de repos nous permettent de sécuriser notre avancée mais, en contrepartie, font aussi réapparaître instantanément tous les ennemis tués en chemin, comme si de rien n’était…
ÉTERNEL RETOUR GAGNANT
Nouveau concurrent dans l’arène, Returnal, sorti en avril 2021, ne déroge pas à la règle. Dans ce jeu d’action nerveux et impitoyable, une spationaute s’échoue sur une étrange planète extraterrestre où elle est condamnée, dès qu’elle se fait tuer, à réapparaître à son point de départ en perdant tout ce qu’elle avait acquis en cours de route (armes, expériences). Ainsi, pour chaque essai (ou run dans le jargon), on peut passer des heures à batailler contre un ennemi en surnombre et voir tous nos efforts balayer d’un revers de main, comme s’ils étaient vains, voire n’avaient même jamais existé. Seul le scénario semble avancer d’un iota, à grand renfort de cinématiques cryptiques à décoder.
C’est bien peu, mais c’est pourtant ce qui fait le sel de ce genre d’expérience. Cette année, le jeu vidéo a su prouver que la boucle temporelle n’était pas qu’un instrument de torture, mais pouvait aussi être un outil expérimental pour raconter des histoires originales et prenantes. Dans 12 minutes, un homme est condamné à revivre les douze dernières minutes de sa vie. Soit le moment où sa femme et lui se font agresser par un policier dans leur appartement pour d’obscurs motifs, que le héros va devoir tirer au clair en essayant toutes les manœuvres possibles dans ce court laps de temps. Le jeu nous invite à tester de nouvelles interactions avec le décor, de nouveaux dialogues avec les personnages pour désépaissir le mystère.
Ce réservoir exponentiel de possibles, nous le ressentons également dans le monde de l’extraordinaire Outer Wilds et de sa nouvelle (et géniale) extension Echoes of the Eye, sortie cet automne. À bord de notre fusée, nous n’avons qu’une vingtaine de minutes pour visiter les planètes d’un système solaire promis à l’extinction à la fin du temps imparti. Si on ressent la pression du temps à chaque instant, ce qui l’emporte est bien le plaisir de la découverte. Chaque décollage vers les cieux nous laisse devant l’entière liberté d’aller où bon nous semble pour fouiller de nouveaux recoins de l’univers et découvrir ses merveilles cachées (un décor sublime, un événement renversant). Le temps a beau être malade, c’est justement parce qu’il est compté qu’il donne toute son intensité au voyage et transforme chaque excursion en souvenir mémorable.
MEMENTO MORI
Cette boucle temporelle a beau laisser un goût de déjà-vu, elle suscite toujours l’espoir, même infime, que l’on peut altérer son cours et aller de l’avant. Un paradoxe narratif qui se vérifie admirablement dans Loop Hero, autre jeu publié en 2021 à exploiter le concept. Dans ce rogue-like minimaliste, notre héros se réveille amnésique dans un monde dévasté, où il ne reste plus qu’un chemin en forme de boucle. Pire : dès qu’il marche sur le sentier, des ennemis y apparaissent pour le tuer.
Mais plus il progresse, plus les vestiges de l’ancien monde réapparaissent comme par magie, lui permettant de retrouver la mémoire. La boucle nous aide ainsi non seulement à retarder le pire – il est souvent question d’apocalypse dans ces jeux –, mais aussi à reconstruire une mémoire résistante aux effets de l’ardoise magique. La boucle temporelle, remède à nos peurs contemporaines du temps qui passe ? Dans un monde (réel) où l’angoisse de notre finitude, aussi bien climatique que virologique, n’a jamais été aussi forte, l’espoir d’un monde (virtuel) où le temps se fait cocon et arche de Noé peut se voir comme la plus saine des récréations.