Comment est né ce projet de concerts dédiés au cinéma ?
En 2019, à Lyon, Thierry Frémaux [délégué général du festival de Cannes et président de l’association Frères Lumière, ndr] m’a lancé ce défi de chanter Parle plus bas, la chanson du Parrain, à l’occasion de la remise du Prix Lumière à Francis Ford Coppola. Je l’ai pris comme un défi. C’est déjà difficile d’arriver pour un duo pendant le concert de quelqu’un d’autre – je l’ai encore fait récemment pour Vincent Delerm, et même si je suis toujours hyper contente de venir faire un duo avec lui, ce petit moment de 3 minutes sur scène le soir monopolise quasiment toute la journée en concentration, en stress… Mais alors jouer une seule chanson devant 3000 personnes, et Coppola lui-même, vous pouvez imaginer !
J’avais choisi de réduire le morceau original, très orchestral, pour un format piano-voix, et ça s’est très bien passé. Thierry Frémaux m’a alors proposé de revenir l’année suivante pour une carte blanche. C’est vraiment lui qui a été l’initiateur et le moteur de ce projet. J’ai monté un concert de reprises pour le festival Lumière, et ça m’a tellement plu que ce qui devait être au départ une date unique est devenu une série de concerts. C’est un répertoire génial, et c’est une joie de pouvoir piocher dans ces chansons parfaites, qui sont hyper bien composées et pleines d’images, de références. Elles évoquent toutes des souvenirs personnels à chacun et chacune. Même si on n’a pas tous le même souvenir du film La Boum, quand on entend la musique de son générique, ça rappelle forcément un moment de la vie, ça fait partie d’une mémoire collective. J’ai finalement pas mal tourné avec ce répertoire, toute seule au piano, et ça a été une super aventure.
Quand vous dites « J’envisage ce concert comme un objet en mouvement », voulez-vous faire référence aux images animées du cinéma ? Est-ce que vos concerts sont scénarisés, comme des films ?
Intérieurement oui, je me fais une sorte de film personnel. Mais là, par exemple, je viens de voir Ennio, le film de Giuseppe Tornatore consacré à Ennio Morricone et je suis totalement plongée dans la musique de Morricone. Ce qui me donne envie de rajouter un morceau de lui. C’est en cela que je parle de concert « en mouvement » : il évolue en fonction des émotions du moment. Le mouvement se trouve aussi dans les interactions avec les gens, quand je fais monter sur scène quelqu’un du public pour chanter un duo avec moi. C’est ça le spectacle vivant, ça ne peut pas être figé. Même s’il y a une trame de départ, des repères, une set-list que je connais par cœur, je peux la saupoudrer de petits ingrédients inédits quand ça me chante, puisque je suis seule sur scène.
Vous avez réarrangé vous-même pour le piano toutes les chansons ?
Oui, j’appelle ça des « réductions », parce que ce sont souvent des morceaux très orchestraux à l’origine, même si certains contiennent du piano – comme Pull Marine, chanté par Isabelle Adjani. Je n’ai pas de formation de pianiste, mais j’ai appris à jouer en faisant des reprises. J’aime beaucoup ça, me mettre dans la tête et les doigts de quelqu’un d’autre. Je l’ai toujours fait en tournée. Et là par exemple, en travaillant sur un petit medley de musiques d’Ennio Morricone justement, je me suis rendu compte que je n’avais pas besoin de les réécouter pour en faire les transpositions. Elles sont tellement bien composées qu’on les a tout de suite dans l’oreille.
Qu’est-ce qui a motivé le choix des chansons ?
Le choix s’est fait de manière très spontanée, motivé par de longues discussions avec Thierry. On connaît tous sa grande culture et son amour pour le cinéma et la musique de films. On a eu beaucoup de conversations, en ping-pong où on se renvoyait des idées de chansons à reprendre. Dans ces longs échanges, j’ai fait des choix personnels. La musique de La Boum par exemple était incontournable pour moi, comme Porque te vas de Jeanette, que j’ai l’impression d’avoir toujours connue. Ce sont des chansons qui font partie de moi.
Le concert débute avec Ça n’arrive qu’aux autres, une chanson déchirante de Michel Polnareff pour le film éponyme de Nadine Trintignant, suivie juste après par Jésus reviens, chantée par Patrick Bouchitey dans la comédie La vie est un long fleuve tranquille d’Etienne Chatiliez. Vous aimez alterner ainsi les ambiances ?
Oui, c’est la force des chansons : on peut vraiment passer en trois minutes d’une émotion à une autre. J’aime bien être surprise, saisie par les ruptures, les changements de tons, d’humeurs. Enchaîner Ça n’arrive qu’aux autres et Jésus reviens, c’est carrément un grand écart facial !
On trouve deux chansons interprétées par Dalida : Parle plus bas et Paroles, Paroles, qui est un duo avec Alain Delon à l’origine.
Je ne suis pas une chanteuse à voix, et quand je reprends une chanson interprétée par Dalida, je le fais de manière plus intimiste, plus ramassée. Paroles Paroles a un peu été ma mascotte pendant la tournée, parce que l’ai chantée avec plein d’invités différents, pour chaque concert. Je l’ai faite avec Thierry Frémaux, d’abord, puis avec Edouard Baer, Vincent Dedienne, Laurent Gerra, ou Corinne Masiero. C’est une chanson que j’adore partager et c’est aussi un vrai moment de rigolades.
Pour Jésus reviens, vous faites chanter le public ?
Je n’incite pas particulièrement le public à chanter, mais ils le font d’eux-mêmes. Il y a sans doute un côté cathartique à la chanter parce qu’il y a vrai un côté anticlérical dans ce film. C’est un de mes films préférés, que j’ai vu de nombreuses fois avec ma mère et mes sœurs. Je connais beaucoup de répliques du film par cœur et Jésus reviens est une des chansons qui étaient à la base de ce projet. Je trouve chouette de chanter ça sans snobisme, sans se demander si c’est élégant ou pas. J’ai autant de plaisir à chanter ça que La chanson d’Hélène [duo de Romy Schneider et Michel Piccoli dans Les Choses de la vie de Claude Sautet, ndlr], qui est une de mes chansons préférées.
Comment reproduisez-vous ce duo sur scène ? Chantez-vous leurs deux voix ?
Non, j’ai trouvé une archive de Piccoli, que je trouve très actuelle, très politique, et qui est diffusée pendant que je joue, dans les intervalles. J’aime cette chanson parce qu’elle est le film, elle le résume et le contient parfaitement, alors qu’elle est sortie à l’époque indépendamment, qu’elle a eu sa vie propre. Et je suis toujours très touchée par les actrices et les acteurs qui chantent, parce qu’ils le font souvent de manière très premier degré, ce qui m’émeut beaucoup. Et puis, mélodiquement, harmoniquement, cette chanson est un bijou. Les paroles de Jean-Loup Dabadie me parlent profondément. « Ce soir, nous sommes septembre » : c’est une poésie unique.
Dans votre set-list. on trouve d’ailleurs d’autres chansons interprétées par des acteurs comme Alain Delon ou Isabelle Adjani. Vous avez voulu faire un concert qui rende hommage au cinéma mais aussi aux acteurs ?
Oui, j’ai une passion pour les acteurs et les actrices. J’aime bien suivre leurs carrières, leur travail, leur personnalité, m’approcher de ce que j’imagine être leur âme, à travers les personnages qu’ils incarnent. J’aime beaucoup Anaïs Demoustier, par exemple, et quand je regarde chez moi un film avec elle, il m’arrive de repasser plusieurs fois la même scène, pour revoir comment elle la joue.
Vous avez déjà composé vous-même pour le cinéma ?
Oui, ça m’est arrivé, mais ça prend beaucoup de temps et d’investissement. Et ça implique de se mettre au service d’un réalisateur, d’être à la merci des décisions de quelqu’un d’autre, ce qui est le plus compliqué pour moi. Mais j’ai participé récemment à la comédie musicale des frères Larrieu, Tralala, avec plusieurs autres auteurs-compositeurs, et j’ai beaucoup aimé faire ça.
Vous préparez un nouvel album et ce sont les derniers concerts « Cinéma » que vous proposez. Quels souvenirs en garderez-vous ?
Plein. Un des souvenirs merveilleux que je garderai de cette série de concerts, c’est d’avoir fait une petite tournée aux États-Unis. J’ai chanté New York New York à New York, avec mon petit accent français, et c’est vraiment un souvenir génial. Et ç’a été un bonheur de rencontrer l’homme de culture passionné qu’est Thierry Frémaux. Il a autant d’humilité que de rayonnement international, je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un comme lui. Il est à l’origine de ce projet et c’est toujours une joie d’échanger – encore aujourd’hui il m’a envoyé de nouvelles idées de chansons à reprendre ! – avec lui.
Jeanne Cherhal – Cinéma, les 13 et 14 février à 20h au mk2 Bibliothèque
Photo : © Magali Ruelland