Confortablement assise sur un siège de la grande suite de l’Hotel Paradiso, dans le XIIe arrondissement parisien, elle a le port royal, élégant, et le regard doux, amical. Déborah Lukumuena, 27 ans, place tranquillement ses pions dans le cinéma français, après y être entrée de façon remarquée. Elle a remporté en 2017, à seulement 22 ans, le César de la meilleure actrice dans un second rôle pour son personnage de Maimouna, une ado touchante de naïveté qui soutient l’ambitieuse Dounia (Oulaya Amamra) dans Divines (2016) d’Houda Benyamina.
En plus d’être la première femme noire à repartir avec ce prix, elle en est à ce jour la plus jeune lauréate. Sur scène, éclatante dans sa robe orange pétant face à des personnalités qui ont déjà leur rond de serviette, elle lance une déclaration d’amour : « Je ne sais pas si le cinéma m’aime, mais moi je l’aime terriblement, et [ce que] vous me donnez, ça me prouve que, peut-être, je peux prétendre à cet amour. » Cinq ans après, l’actrice se souvient : « C’est fou parce que, déjà, à ce moment-là, je me dis que ça ne veut pas forcément dire que ça va péter après. T’as ce film qui perce, une salle entière qui t’écoute pendant trois minutes, mais t’es petite. Je sentais une forme de fébrilité. Aujourd’hui, j’ai un autre rapport à la parole. » Si sa voix s’est affirmée avec le temps, c’est par la lecture que Déborah Lukumuena s’est d’abord construite.
Divines d’Houda Benyamina (c) Netflix
CORPS ET ÂME
Elle naît à Villeneuve-Saint-Georges en 1994 dans un milieu populaire, puis grandit à Épinay-sous-Sénart, dans le 91, avec sa mère, ses deux frères et ses trois sœurs. Tous les mercredis et samedis après-midi, elle les passe entre les murs rassurants de la bibliothèque Jules-Verne. « J’ai tout de suite engagé une relation très intime avec les mots. La littérature était une forme d’échappatoire. » S’ensuit l’obtention d’un bac littéraire et des études de lettres modernes à Paris-IV, pour devenir prof de français. Sa rencontre avec Pouchkine, Tchekhov et surtout Rabelais a été déterminante. Elle a trouvé dans le personnage de Gargantua une sorte d’alter ego. « Le gigantisme, ça m’a toujours passionnée. Peut-être parce que moi-même j’ai des dimensions physiques hors norme. Il y a aussi le côté épicurien, l’idée de dévorer la vie. »
Son corps, elle en a une maîtrise parfaite. Elle le prouve dans , dans lequel elle campe Aïssa, une agente de sécurité qui fait de la lutte et est chargée de protéger une ancienne gloire du cinéma (Gérard Depardieu). « On ne m’imagine pas dans des rôles aussi dynamiques. Mais le corps, c’est très important pour moi, tout passe par ça. L’idée, dans Robuste, c’était de savoir comment créer une harmonie entre ces deux physiques massifs, de trouver la grâce qui s’en détache. Je trouve ça super beau. » Dans des scènes qui se passent de mots, les face-à-face corporels entre les deux acteurs sont saisissants : une alchimie mystérieuse se crée. Il faut dire que l’actrice a le goût du secret.
« Quelques mots d’amour » de Michel Berger dans « Robuste » de Constance Meyer
Robuste de Constance Meyer (c) Diaphana Distribution
JARDINS SECRETS
À la fac, elle se lasse et se met à regarder la série Les Tudors, qui prend place dans la cour royale d’Angleterre au XVIe siècle. La prestation de Jonathan Rhys-Meyers, qui incarne le roi Henri VIII, l’impressionne. C’est le déclic. « Le fait que cet acteur, brun, pas bien grand et athlétique, n’ait rien à voir avec le vrai Henri VIII, qui était grand, gros et roux, et que pourtant on y croit, ça m’a fait me passionner pour le métier de comédien. Je connaissais cette série par cœur, je me rejouais des scènes devant mon miroir. » Elle se met à chercher en catimini des annonces de figuration sur Internet, jusqu’à ce qu’elle tombe sur une description : on recherche une jeune femme noire, avec des rondeurs, qui a entre 16 et 20 ans. Sans trop y croire, elle envoie un mail. Elle est rappelée deux semaines plus tard. On l’informe que le casting durera neuf mois. La réalisatrice Houda Benyamina teste son endurance.
Au bout du processus, un coup de fil : « Je cours prendre l’appel dans la salle de bains et on me dit que j’ai décroché le rôle. Ma mère était vexée au départ que je lui cache tout ça, mais finalement elle l’a bien pris. » Après cette expérience magique mais épuisante, l’actrice débutante est donc couronnée de succès. Pourtant, une fois son César en poche, elle suscite l’étonnement en s’inscrivant au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, dont elle est sortie en 2019, juste avant le début de la pandémie. « Le Conservatoire, ça a été difficile, mais ça m’a sauvée, parce que ça m’a permis de redevenir une élève normale, d’avoir de la discipline au milieu de cette célébrité. » Elle acquiert alors de l’expérience, prend confiance, trouve sa voie, conditionne ses choix. En 2018, on la voit dans le film engagé Les Invisibles de Louis-Julien Petit, avec Corinne Masiero. Une comédie dont le sujet – des femmes qui vivent dans la rue et s’entraident – s’inscrit dans la trajectoire féministe et progressiste qu’elle entend emprunter et dont elle ne veut pas dévier.
Entre les vagues d’Anaïs Volpé (c) KMBO
JEU DE DAMES
Au théâtre ou au cinéma, elle s’investit dans des rôles de femmes vives, qui osent se mettre à nu. Dans la pièce Anguille sous roche, mise en scène par Guillaume Barbot en 2019, elle incarne une jeune femme qui se noie dans l’océan Indien et qui, dans une dernière pulsion de vie, fait revenir à la surface, sous la forme d’un puissant monologue, des événements et personnages de sa vie. Elle a aussi participé à la série H24, un manifeste en vingt-quatre courts sur les violences sexuelles et sexistes subies par les femmes, diffusé sur Arte fin 2021. Tandis que, dans Entre les vagues d’Anaïs Volpé, elle incarne l’extravagante Alma qui, pétrie de rêves de théâtre, s’accroche à ses ambitions et entraîne son amie Margot, jouée par Souheila Yacoub. À l’écran comme dans la vie, elle trouve dans ses amitiés féminines la force de « dépasser les épreuves de la vie » mais aussi d’imposer son individualité, très façonnée par sa double culture franco-congolaise (ses parents sont arrivés en France dans les années 1980).
Entre les vagues d’Anaïs Volpé (c) KMBO
Sa page Instagram en est une parfaite illustration : en dehors des photos d’elle et de ses amies dans de beaux habits, on trouve une vidéo pour Brut où elle récite un extrait d’Afropea de l’écrivaine franco-camerounaise Léonora Miano, ou un livre de l’artiste et photographe afro-américaine Deana Lawson. « Le faire d’être noire, c’est une partie intégrante de moi. La culture congolaise, je l’ai toujours gardée, elle a une influence sur ma manière de bouger, de parler. Je ne sais pas bien encore comment l’expliquer, mais je sais qu’avoir deux cultures me fait du bien. » On sent chez elle un grand désir de casser les barrières. L’actrice, fan de l’audace d’un Yórgos Lánthimos (elle a adoré son film La Favorite), se prépare à passer derrière la caméra pour réaliser un court qu’elle a écrit et dans lequel elle va jouer. L’histoire d’une jeune fille qui travaille dans un restaurant de tacos et se lie d’amitié avec une livreuse Uber Eats. Cette dernière, qui est aussi dominatrice SM, l’immisce dans son milieu, le temps d’une nuit. Déborah Lukumuena nous le confirme : dans les années à venir, elle compte bien surprendre, explorer des facettes plus sensuelles de sa personnalité. La Maimouna innocente de Divines paraît déjà très loin.
Entre les vagues d’Anaïs Volpé, KMBO (1 h 40), sortie le 16 mars
Robuste de Constance Meyer, Diaphana (1 h 35), sortie le 2 mars
Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS
Images (c) KMBO / Diaphana /Netflix