David Cronenberg : « Pour moi, un cinéma sans humour est un cinéma inhumain »

Après huit ans d’absence, David Cronenberg ressort de ses tiroirs un scénario écrit en 1998, entre deux films culte, « Crash » (1996) et « eXistenZ » (1999). Avec sa SF morbide peuplée de machines organiques, de corps ouverts et de héros inquiets, « Les Crimes du futur », en Compétition à Cannes, se situe pile entre ces deux monuments. Le cinéaste y poursuit son exploration de la nature humaine, de l’art et de la mort dans un futur dévasté étrangement d’actualité. Rencontre.


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La première image du film est très forte : un enfant seul au bord de l’eau, et derrière lui un navire échoué – comme la métaphore d’un futur inquiétant. Comment l’avez-vous imaginée ?

Elle n’était pas dans le scénario. Quand on tourne, on est toujours surpris par les événements inattendus. J’avais imaginé l’histoire à Toronto, et finalement on a tourné à Athènes. Je savais que cette ville ancienne allait m’inspirer, que j’y trouverais des textures particulières, des graffitis, une ambiance méditerranéenne. Je voulais me servir de cette lumière différente et de cette décadence particulière. On cherchait des endroits pour tourner la scène d’ouverture, et on a vu ce bateau qui s’était échoué là plus de vingt ans plus tôt. Je n’en croyais pas mes yeux. Il fallait absolument qu’on le filme ! Puis on a trouvé un cimetière de bateaux saisis par la police, où j’ai tourné plusieurs autres scènes. Cette image est donc devenue le point de départ pour parler de cette société décadente, en échec humain, industriel et écologique.

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Quelle est la première image qui vous est venue à l’esprit quand vous avez commencé à penser à ce film ?

Je pense que c’était le Sark [une table d’autopsie robotisée que le héros utilise pour ses performances, au cours desquelles il fait tatouer ses organes puis en subit l’ablation, ndlr] et Saul Tenser [le héros, joué par Viggo Mortensen, ndlr] dans son fauteuil [un siège qui bouge pour aider la personne qui est assise dessus à ingurgiter les aliments, certains humains du futur n’arrivant plus à digérer la nourriture, ndlr].

La plupart des films de science-fiction imaginent des vaisseaux et des armes du futur. Dans votre film, les machines sont des chaises, des lits et des tables d’autopsie. C’est très drôle !

Oui, c’est comique ! C’est un des aspects du film : il est drôle, et d’ailleurs tous mes films le sont. C’est par l’humour qu’on arrive à affronter notre condition d’être humain, on en a besoin pour survivre. Pour moi, un cinéma sans humour est un cinéma inhumain.

Visuellement, ces machines ressemblent beaucoup à celles de votre autre film de science-fiction, eXistenZ – elles sont organiques, comme vivantes.

C’est une évidence pour moi, car j’envisage la technologie comme une extension du corps humain. Dans le scénario, l’Orchid Bed [un lit dont les mouvements aident le héros à dormir sans souffrir des mutations qui s’opèrent en lui, ndlr] s’appelait initialement le Spider Bed. Il devait ressembler à une toile d’araignée. On a abandonné cette idée pour revenir à un aspect plus proche d’une orchidée, mais aussi d’un organe humain. Ça prouve que ça ne sert à rien d’être trop précis dans un scénario. Parfois on lit des scénarios écrits par des gens qui veulent être romanciers ; ils en font trop. Ils décrivent les personnages – le type doit avoir une moustache, une fossette… Évidemment vous allez choisir un acteur complètement différent. Le scénario doit rester minimaliste, il y a tant de choses à découvrir ensuite.

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Revenons à la scène d’ouverture. Ce n’est pas rien de commencer un film par le meurtre d’un enfant par sa mère.

Je sais que les gens pensent que mes premiers films de genre étaient faits pour choquer. Absolument pas. Ça ne m’intéresse pas de choquer les spectateurs, je veux me choquer moi-même. Mes films, c’est ma façon d’essayer de comprendre la nature humaine. Avec ce film, j’essaye de dire aux gens : « Voilà des choses que j’ai découvertes sur l’être humain. Certaines sont dérangeantes, certaines sont drôles, certaines sont troublantes. Si ça vous intéresse, suivez-moi. » Je n’essaye pas de manipuler les gens, comme Alfred Hitchcock qui se prenait pour un marionnettiste. Ce n’est pas le genre de relation que je veux avec mon public. La scène d’ouverture est capitale : la mort de l’enfant provoque tout le reste. Petit à petit, les spectateurs comprennent l’utilité dramaturgique de cette scène.

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L’une des très belles idées du film, c’est que, dans ce monde morbide et inquiétant, la chose qui importe le plus à vos personnages, c’est l’art.

C’est vrai. J’essaye de ne pas faire de films sur des films ou sur des cinéastes, mais il y a presque toujours des artistes : des sculpteurs, des peintres… Ils incarnent les questions que je me pose : qu’est-ce que l’art ? pourquoi en faire ? à quoi il sert ? Ici, j’explore une forme particulière d’art [le Body Art, ndlr] que je trouve très marquante pour son rapport au corps. Comme c’est dit dans le film, le corps, c’est la réalité. Je souscris à 100 % à cette affirmation.

Comment décririez-vous la relation entre Saul et Caprice, sa compagne et chirurgienne, jouée par Léa Seydoux, qui pratique les opérations en public sur lui ?

Caprice est la collaboratrice de Saul, ils créent ensemble. Je pense que le spectateur met du temps à comprendre qu’ils sont aussi amoureux. Ils n’ont pas de rapports sexuels « classiques » car la sexualité a évolué, il serait impossible d’avoir une relation amoureuse normale dans ce monde. Ils partagent une certaine tension érotique qui se ressent au travers de leurs performances artistiques. C’est une relation du futur.

C’est donc un futur post apocalyptique où l’art mais aussi l’amour existent toujours.

Oui, l’amour survit toujours. Et si vous pouvez atteindre l’amour à travers l’art, c’est encore mieux !

Dans sa cape noire, votre héros a un style emblématique, sorte de chevalier des ténèbres décati… Comment avez-vous créé ce personnage ?

Il se couvre entièrement car il est très angoissé, très sensible aux allergies qui pourraient accentuer ses problèmes digestifs, et il craint le soleil. Ce n’est pas qu’il cherche à ne pas être reconnu [car c’est un artiste célèbre, ndlr], c’est qu’il a vraiment peur de sortir. Après plusieurs recherches, on a abouti à cette tenue finalement très simple, qui ressemble aussi un peu à certains costumes de Star Wars.

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Vous êtes conscient que vous vous ressemblez énormément, avec Viggo Mortensen ?

Physiquement ? Beaucoup de gens me le disent, mais moi je ne trouve pas. C’est un très bel homme. Si je dois ressembler à quelqu’un, je suis content que ce soit à Viggo !

J’ai trouvé bouleversante l’idée, centrale dans le film, de créer quelque chose qui a du sens à partir du chaos. À travers ce personnage qui transforme les nouveaux organes qui l’envahissent en œuvres d’art, le film évoque-t-il aussi le cancer ?

Oui, absolument… Ma femme, avec qui j’ai été marié pendant quarante ans, est morte d’un cancer il n’y a pas si longtemps [en 2017, ndlr]. C’est une expérience très difficile. Il faut vivre avec. Faire un film est une manière de transformer ça en quelque chose de positif. On peut aussi s’abandonner au désespoir total et à la dépression, mais ce n’est pas très sain. On sait tous qu’on va mourir un jour, mais l’idée qu’on va disparaître, que les gens qu’on aime vont disparaître est très difficile à accepter. L’art et la religion sont les moyens les plus utilisés pour affronter cette idée. Mais selon moi la plupart des religions sont basées sur le déni de la mort, donc l’art est sans doute la meilleure solution… Les Crimes du futur parle de la mort de ma femme, c’est vrai. Les spectateurs n’ont pas besoin de le savoir pour comprendre le film mais, s’ils le savent, cela devient une évidence.

Vous avez aussi réalisé récemment un court métrage avec votre fille Caitlin, intitulé The Death of David Cronenberg (2021)…

Oui, il s’agit là aussi d’affronter ma propre mort et le décès de ma femme. Je l’ai vue mourir et, ce jour-là, je suis mort avec elle. Et je continue de penser que je suis mort, d’une certaine manière. Tout ça est très chargé émotionnellement.

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Est-ce que vous avez beaucoup transmis à vos enfants à travers le cinéma ?

En tout cas ils ont été sur mes tournages depuis toujours. J’ai l’impression que la plupart des parents ont envie de faire découvrir leur métier à leurs enfants. Certaines personnes détestent leurs parents et font tout pour ne pas leur ressembler. Mais, en ce qui nous concerne, on est très proches, on discute beaucoup. Mon fils, Brandon, est réalisateur, et ma fille Caitlin, qui est photographe, est en train de tourner son premier long métrage.

Ce scénario dormait dans vos tiroirs pendant plus de vingt ans. Vous en avez d’autres en stock ?

Pas d’aussi vieux, non. Mais j’ai deux autres projets. Le premier est un film adapté de mon roman, Consumés [publié en France en 2016, c’est l’histoire d’un couple de photojournalistes qui enquête sur le meurtre d’une jeune femme à Paris, ndlr]. Et l’autre est un truc Netflix. Enfin, était un truc Netflix. Un jour je suis allé à Los Angeles pour pitcher une idée de série à Netflix. C’était une expérience intéressante car ils fonctionnent en gros comme un studio hollywoodien, et en tant que cinéaste indépendant je n’avais pas eu à pitcher une idée pour convaincre des producteurs depuis longtemps…

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Ça s’est passé comment ?

Je suis aussi acteur vous savez, donc j’ai fait le show. Vous vous retrouvez à faire votre speech devant des gens assis. Ce n’est pas un exercice facile ! Mais j’imagine qu’ils ont aimé car ils m’ont commandé un pilote, puis un deuxième épisode. Et, ensuite, ils ont changé d’avis… J’étais vraiment surpris parce que ça se passait bien. La raison qu’ils m’ont donnée m’a semblé très hollywoodienne : « Ce n’est pas ce dont on est tombés amoureux. » Mais ça m’a permis de développer ce projet que j’aime beaucoup, qui traite en partie du décès de ma femme et qui sera sans doute mon prochain film.

Qu’est-ce que cela signifie, selon vous, être un cinéaste en 2022 ?

Le phénomène Netflix a provoqué un énorme changement dans le monde du cinéma, et la pandémie a accéléré ce changement. Mais il s’agit toujours de raconter des histoires, de s’interroger : qu’est-ce que c’est qu’être humain ? qu’est-ce ça signifie d’exister, aujourd’hui, hier, demain ? J’ai beaucoup blagué sur le fait que peu m’importe que mes films soient projetés dans d’immenses salles. Je l’ai même dit à à Venise [les deux cinéastes se sont exprimés sur l’avenir du cinéma dans une conférence lors de la Mostra de Venise en 2018, ndlr]. Il parlait de la salle de cinéma comme d’une cathédrale qu’il fallait absolument préserver. Je lui ai dit : « Spike, je regarde Lawrence d’Arabie sur ma montre, et c’est super, je vois mille chameaux ! » Bien sûr j’exagérais, mais pas tant que ça. Je pense que le cinéma n’est pas mort, il évolue, se transforme, comme les formes narratives l’ont toujours fait. Certaines ont disparu, comme la poésie orale pratiquée dans l’Athènes antique. C’est lié à l’évolution technologique et je n’y vois pas de problème. On trouvera toujours un moyen de raconter des histoires.

Les Crimes du futur de David Cronenberg, Metropolitan FilmExport (1 h 47), sortie le 25 mai

Photographie (c) Julien Liénard pour TROISCOULEURS
Images (c) Nikos Nikolopoulos