Vivre Riche de Joël Akafou (52’’ – 2017 – Côte d’Ivoire)
À Abidjan, un groupe de jeunes hommes se débat pour exister dans une Côte d’Ivoire qui ne lui offre plus rien. Oublié par le gouvernement brigand et obsolète, « Rolex le portugais » emprunte un chemin de traverse frauduleux pour gagner quelques sous. Il dialogue avec une femme française crédule en manque d’affection, hameçonnée sur un chat de rencontre. Il lui confiera autant de mots d’amour qu’il faudra pour la convaincre d’envoyer quelques billets par télégramme sur le continent africain…
L’arnaque orchestrée par Rolex, appelée « broutage« , engendre un débat moral au sein de sa famille. Si plusieurs y voient une revanche sur les privilèges blancs et le pillage systématique des richesses de leur pays, le jeune homme, lui, cherche juste à gagner sa vie. Conscients du caractère problématique de leurs actions, les complices de Rolex sont tenus en haleine par la conversation qu’ils entretiennent virtuellement avec une des femmes. La mise en scène immersive instaure alors un suspens : va-t-elle enfin lui transférer l’argent ? Tombera-t-elle dans le piège ?
Premier long – coup de maître – du réalisateur Joël Akafou, ces chroniques ivoiriennes vont loin en termes de questionnements philosophiques. Dans un contexte où le religieux se mêle au politique et où les nouvelles générations, à peine nées, sont déjà condamnées par le contexte social de leur pays, le film rayonne par la témérité de ses protagonistes. Histoire de revanche et de pardon, le récit se clôt par une discussion saisissante, tout en pudeur, entre un père et son fils. Cannelle Anglade
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Après ta révolte, ton vote de Kiswendsida Parfait Kaboré (87’’ – 2017 – Burkina Faso)
Le réalisateur K. Parfait Kaboré suit les vigoureuses actions du « Balais Citoyen », mouvement politique burkinabé, non affilé à un parti, qui se bat pour mobiliser le peuple à voter lors d’élections présidentielles laborieuses, qui se veulent transparentes.
Mégaphone au poing, à bord de convois militants ou défilant dans les rues des villages, la jeunesse du Burkina lutte à grands coups de slogans : « Je vote et je reste / Notre force est notre nombre / Votez utile ». Pour une fois, elle y croit. Lassée par les décisions aberrantes du gouvernement, la nouvelle génération ne fait pas que rêver à une société plus juste : elle chante et danse le changement. Des stades de foot où ont lieu des meetings à ciel ouvert aux soirées de débats dans l’intimité du Balai Citoyen, les jeunes ont la rage au ventre. Ils parlent franc, discourent avec plus de sagesse et de sensibilité que la plupart des dirigeants mondiaux.
Entre la lutte et le résultat des élections, il y a l’attente et l’espoir. Le doute et la suspicion des tricheries aussi, jusqu’au dépouillement final. Deuxième volet d’un triptyque burkinabé, feuilleton politique essentiel, Parfait Kaboré – qui a étudié le Droit public international – filme de près le peuple qui s’escrime à faire entendre sa voix. La sagacité des stratégies élaborées et la poésie des chants de ralliement bousculent. Lors d’une scène de slam engagé, filmée en plan séquence au plus proche de l’artiste, ses paroles résonnent haut et fort. Au reste de suivre cette vive avancée vers une société plus juste. C. A
Le Dernier refuge de Ousmane Samassekou (85’’ – 2021 – Mali)
À Gao, au Mali, la Maison des migrants est située à la lisière du désert saharien, devenu un cimetière. Encerclée par les guérillas, la maison abrite les voyageurs, qui arrivent ou partent vers un monde meilleur, l’Algérie fantasmée comme terre d’accueil, ou mieux, l’Europe.
Les guerres du Djihad ne sont pas loin, il est impossible de marcher seul dans ce désert hostile, « truffé de pièges ». C’est ce que le directeur de la maison, vertueuse figure, fait comprendre aux deux jeunes filles qui viennent d’arriver. Elles n’ont pas de famille, et on devine dans leurs yeux un extrême chagrin qui perce instantanément le cœur.
Parmi les scènes sidérantes qui s’enchaînent, l’un d’elles résume particulièrement bien le désespoir de ces voyageurs. Une des deux nouvelles arrivantes, Esther, n’arrive pas à apprendre l’anglais. Lasse, elle écoute à moitié les recommandations de son amie. Des larmes perlent sur ses joues, son visage reste de marbre, ses yeux impassibles. Son amie ne sourcille pas non plus, elle sait. Elles ont 16 ans et ont vécu les expériences les plus atroces qu’on puisse connaître.
C’est cette douleur, celle d’enfants qui déjà ne le sont plus, que retranscrit Ousmane Samassekou dans ce documentaire funeste. Les choix musicaux qui accompagnent la traversée des voyageurs sont audacieux. Ils accentuent la dimension « spectaculaire » des scènes, pourtant habituelles dans la vie des migrants, dépeints comme une communauté de bergers, errants dans la poussière des limbes en attente d’un point d’ancrage. Une dimension biblique émerge alors, lors de plans fixes capturant le désert, donnant lieu à une séquence hors du temps, où retentissent des chants de désolation qui nous submergent. Esther, avant de partir, se confie pour la première fois : elle veut seulement « être libre ». C. A
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As I want de Samaher Alqadi (88’’ – 2021 – Égypte)
Le Caire, janvier 2013. Une série d’agressions sexuelles a lieu sur la place Tahrir lors du deuxième anniversaire de la Révolution. Mohammed Morsi et ses Frères Musulmans sont au pouvoir, aucune sanction n’est formulée, l’opprobre est jetée sur les femmes attaquées.
Nouvelle voix influente du cinéma documentaire arabe, la cinéaste palestinienne Samaher Alqadi, résidant désormais en Égypte, documente sur plusieurs années la colère fondamentale des femmes et leur lutte sans trêve pour une reconnaissance des faits par la justice, et un éveil des consciences masculines. En partant de sa propre indignation, Samaher Alqadi se place au centre de la réflexion qui guide le film et ainsi met en scène sa lutte personnelle qui emboîte le pas aux évènements de masse.
En mêlant des images d’archives – dont certaines heurtent profondément par leur violence inouïe – à des moments en noir en blanc dans lesquels la cinéaste s’adresse à sa famille et à son peuple, ainsi qu’à des séquences argentiques de souvenirs reconstitués, le film est un appel manifeste au rassemblement face aux violences cruelles et systématiques perpétrées par les hommes égyptiens.
Lorsqu’une jeune fille d’une dizaine d’années affirme face à la caméra, avec sérieux et conviction, que le corps des femmes est honteux, un constat alarmant parvient à nos consciences. Le patriarcat s’est immiscé jusque dans les fondements de l’école, la lutte à mener est donc vaste.
Avec sa caméra, Samaher Alqadi parcourt les rues du Caire, tout en se questionnant sur l’avenir de ses enfants, qui ricoche avec son passé. Le tournage est marqué par la disparition de sa mère, et elle s’aperçoit stupéfaite : « Tu es morte sans connaître un seul de tes droits. » C. A
Jean Genet : Notre-Père-des-Fleurs de Dalila Ennadre (81 » – 2021 – Maroc)
Le documentaire posthume de Dalila Ennadre s’ouvre sur le bruit des vagues, mais c’est un cimetière qui s’offre au spectateur une fois le carton noir du générique passé. L’endroit n’a rien d’une nécropole morbide : des femmes y étendent leur linge, des écolières y récitent leurs leçons et font de la balançoire. C’est ici, à Larache, que l’écrivain français Jean Genet repose, après avoir vécu dix ans dans ce petit village marocain, escarpé face à la mer.
Une sépulture toute choisie pour ce poète-voyageur, amoureux des ports de l’Afrique et du Moyen-Orient, qui lui ont permis de fuir son Paris natal. Avec les habitants du coin, modestes et invisibilisés, il partageait un sentiment d’exil intérieur – pupille de l’assistance publique, Jean Genet est orphelin de son nom, et d’une partie de son identité.
Depuis sa disparition, les villageois veillent sur sa tombe et sa mémoire, et c’est ce dialogue entre les vivants et un mort que Dalila Ennadre recueille avec attention. Loin d’être un pèlerinage révérencieux, son documentaire fait renaître Jean Genet à travers la parole d’un peuple simple et de détails prosaïques, saisis en plans fixes qui dilatent le temps. Younes, gardien du cimetière, explique que l’écrivain se promenait en djelleba pour se fondre dans l’anonymat ; un équipage de marins confie qu’il s’asseyait sur leurs filets pour écouter leurs malheurs.
Au milieu des cafés atypiques, des ruelles peintes en bleu et de l’horizon irréel de la mer se dessine une élégie à la terre d’adoption et à la nature, qui se teinte de violence lorsque les habitants de Larache évoquent la prison communale. Le sort de centaines de Marocains incarcérés ici, souvent pour des délits mineurs, fait écho aux séjours pénitentiaires de Jean Genet à Fresnes, où il fut enfermé pour vol. Alors que la voix rauque de l’écrivain résonne pour souligner le pouvoir émancipateur des mots (« Tous mes livres ont été écrits en prison : je les ai écrits pour sortir de prison »), le destin de cet écrivain marginal et d’un pays ravagé par les stigmates de la colonisation paraissent définitivement se répondre. Il fallait le geste de cinéma humaniste de Dalida Ennadre pour souligner la filiation. Léa André-Sarreau
Image d’ouverture : Le Dernier refuge (c) Les Films du Balibari