Qu’est-ce qui vous a plu à la lecture du scénario du Cours de la vie ?
Ce qui m’a frappée, c’est que c’est un film qui ne ressemble à aucun autre. Il y a une mise en valeur du travail d’écriture et de la tradition du cinéma français qu’on met assez peu en avant depuis la Nouvelle Vague. J’aime la manière dont mon personnage raconte une histoire, et comment celle-ci finit par en raconter une autre.
Tout un dispositif est mis en place pour la master class de Noémie, votre personnage : plusieurs caméras cernent son visage, ses émotions. Comment avez-vous vécu le tournage de ces séquences de mise à nu, qui prennent aussi la forme d’une mise en abyme ?
La première fois, ça m’a semblé bizarre. D’autant plus que je devais dire des tonnes de textes devant des gens que je ne connaissais pas. Mais finalement, comme je fais du théâtre et du chant, ça s’est bien passé. Il y avait de vrais étudiants de l’ENSAV [l’École nationale supérieure d’audiovisuel, à Toulouse, ndlr] et des acteurs professionnels. Tous m’ont gentiment dit qu’ils avaient appris des choses pendant ces séances. J’étais comme entourée de bienveillance.
Pour vous avoir vue donner une vraie master class il y a quelques années à Paris, j’ai l’impression que cet exercice de transmission vous plaît beaucoup. Est-ce le cas ?
Oui, c’est vrai que j’aime bien ça. Après, je ne pourrais pas faire ça tout le temps. Parler en permanence de soi, c’est un peu épuisant ! Mais j’aime bien parler à des plus jeunes, essayer de transmettre. Et puis j’aime aussi discuter avec des gens qui travaillent le scénario. Ça fait du bien d’avoir un dialogue avec des personnes qui parlent la même langue que vous. C’est un travail assez solitaire que d’être scénariste et, quand on se retrouve à plusieurs pour en parler – chose qui est assez rare –, c’est toujours super instructif.
Gilles Deleuze, Paul Schrader… Noémie cite aux élèves plusieurs grands auteurs, philosophes ou scénaristes. Y a-t-il des lectures qui ont changé des choses dans votre manière d’écrire ?
Je me réfère très peu à la théorie. Je vais éventuellement penser à ce que je connais le mieux, comme les premiers films de Woody Allen. Avec Jean-Pierre Bacri [disparu en 2021, il a été son compagnon de 1987 à 2012, et ils ont longtemps formé un tandem indissociable à l’écriture et à la mise en scène de pièces de théâtre et de films, ndlr], à force d’observer des scènes, on a essayé de recréer quelque chose de cet ordre-là. Souvent on aimait bien, comme Woody Allen, faire en sorte que dans la première scène il y ait l’enjeu de tout ce qui va se passer après. Je pense à La Rose pourpre du Caire [sortie en 1985, cette comédie fantastique se déroule dans les années 1930 et raconte l’histoire d’une femme malheureuse en ménage qui, alors qu’elle est au cinéma, se fait entraîner par le héros du film hors de l’écran, où elle vit des aventures extraordinaires, ndlr]. Il y a la première scène, où Mia Farrow est fascinée par l’affiche d’un film qui va sortir. Elle est folle de bonheur. Mais, d’un coup, une lettre se décroche du fronton de la salle de cinéma, et elle manque de se la prendre sur la tête.
Dans Le Cours de la vie, il y a un effet miroir entre votre personnage, qui fait face à son passé – le directeur de l’école, incarné par Jonathan Zaccaï, est son ex – et Agathe, une élève en train de déterminer son futur en même temps qu’elle expérimente le triangle amoureux. Quels points communs la jeune Agnès Jaoui aurait-elle pu avoir avec Agathe ?
(Elle réfléchit un moment.) Ses doutes, son envie de vivre intensément l’amour – ou les amours possibles.
Revenons à votre histoire. Vos parents, Juifs d’origine tunisienne qui se sont installés en France après l’indépendance en 1956, ont fait entre-temps un crochet en Israël, où ils ont vécu dans un kibboutz, une exploitation agricole collective. Vous y avez passé plusieurs étés. Quelles traces en avez-vous gardées ?
Ça m’a évidemment marquée, car mes vacances ne ressemblaient pas à celles des autres. En même temps, j’ai surtout le souvenir d’avoir passé beaucoup de temps avec mon frère [Laurent Jaoui, également scénariste et réalisateur, ndlr], puisqu’on était les deux seuls à parler français. Les parents nous laissaient et faisaient leur vie. J’ai un souvenir extrêmement fort de nature, de soleil et d’aiguilles de pin.
Le kibboutz, c’est aussi le lieu d’une utopie collective, en même temps que l’expérience concrète de la vie en communauté. Dans votre œuvre, il y a quelque chose de très choral. D’après vous, c’est lié ?
Le kibboutz, c’était différent de ce qu’on pouvait vivre à Paris. J’ai des souvenirs assez curieux : on était tous habillés un peu pareil, on avait des shorts bleus… [Elle réfléchit, ndlr]. C’est marrant, peut-être qu’effectivement, d’une certaine manière, ça m’a donné un sens du collectif. Je vais y réfléchir !
Qu’est-ce que vos parents vous ont transmis de plus fort ?
L’idée que tout était possible, que je pourrais faire tout ce que je voudrais [à 15 ans, Agnès Jaoui a été l’une des premières filles à intégrer le prestigieux lycée Henri-IV à Paris, devenu mixte en 1978, ndlr]. Je pense que ça tient de leur personnalité, mais aussi aux années 1970 : à l’époque, on avait l’impression qu’il y avait une grande liberté. On disait : « Plus jamais la guerre, plus jamais le racisme, plus jamais l’antisémitisme. » Ça me semblait possible – peut-être parce que j’étais une enfant, c’est très probable [elle est née en 1964, ndlr]. Cette époque marquait aussi pour moi la découverte de la psychothérapie [sa mère, Gyza Jaoui, était psychothérapeute, spécialiste de l’analyse transactionnelle, qui promeut les thérapies de groupe, ndlr], des groupes de parole, du collectif… C’était une époque joyeuse et insouciante, il y avait le plein-emploi, mes parents vivaient plein d’expériences – libération sexuelle, libération de la parole, de la femme… C’était une sorte de parenthèse enchantée, qui a été le titre d’un film d’ailleurs [de Michel Spinosa, sorti en 2000, qui raconte cette période en imaginant la rencontre de cinq jeunes gens sur la Côte d’Azur, en 1969, ndlr].
Ça s’est manifesté comment, dans leur éducation ?
Indépendamment du contexte général, mes parents comme individus avaient un amour de la vie, que j’ai senti très fort. Ça paraît bête, mais il y a vachement de parents qui ne disent pas à leur enfant qu’ils les aiment. L’amour compte énormément. C’est quelque chose qui à mon avis n’est pas très français. Même dans l’Éducation nationale, on dit toujours aux élèves : « peut mieux faire » ; « c’est pas assez ». Pfff… Je trouve que c’est un principe d’éducation assez con.
Vous êtes entrée en 1984 à l’école du Théâtre des Amandiers, cofondée par Patrice Chéreau et Pierre Romans, qui vient de refaire parler d’elle avec le film autobiographique Les Amandiers de Valeria Bruni Tedechi, sorti en novembre dernier et qui en brosse un portrait à la fois passionné et rude, brutal. Vous en gardez un souvenir similaire ?
Ça a été un souvenir plutôt affreux, douloureux en tout cas. On ne pouvait pas être libres, ni indépendants. On était liés à la pensée d’un seul être [Patrice Chéreau, ndlr]. Je n’ai pas été aimée, et je pense que c’est compliqué d’aimer quelqu’un qui vous déteste. Après, les gens en ont un souvenir différent… Mais c’est vrai qu’il y avait aussi beaucoup de drogue qui circulait à cette époque ; et puis, évidemment, l’arrivée du sida, qui a rajouté quelque chose de très mortifère, et qu’on s’est tous pris dans la gueule, avec un sentiment de terreur que vous pouvez imaginer. Ce qui m’a libérée de cette expérience, c’est d’abord moi-même. Pourtant, Dieu sait que je n’étais pas fière, et que j’étais pleine de doutes. Et que j’étais prête à faire beaucoup de choses pour vivre de ce métier. Mais pas à être maltraitée. Et puis il y a eu, bien évidemment, la rencontre avec Jean-Pierre Bacri, quand on a fait la pièce de Jean-Michel Ribes [sa mise en scène de L’Anniversaire de Harold Pinter en 1987, ndlr], qui m’a beaucoup aidée.
Alain Resnais, qui vous surnommait les « Jabac » avec Jean-Pierre Bacri, est une autre figure importante dans votre parcours : vous avez écrit sa comédie Smoking / No Smoking, pour laquelle vous avez remporté le César du meilleur scénario original en 1994. Idem pour On connaît la chanson, quatre ans plus tard. Qu’est-ce que Resnais vous a apporté ?
C’est drôle que vous en parliez juste après les Amandiers. Il m’a appris, justement, qu’on pouvait être un grand homme de théâtre et de cinéma et en même temps un être délicieux, respectueux. C’était quelqu’un de très poli, aimable et aimant. Il m’a apporté quelque chose de très sécurisant. J’aimais sa manière de créer son univers, d’obtenir des autres tout ce qu’il voulait, mais avec la plus grande des gentillesses. Ma rencontre avec lui a été un moment béni.
L’amour, la gentillesse, la sécurité sont des mots qui reviennent beaucoup dans vos réponses. Est-ce qu’écrire ça a été une manière de vous protéger de la violence autour de vous ?
Oui, ça m’a beaucoup consolée. C’est une aide très grande que de pouvoir consigner quelque part ce qui me pèse ou ce qui m’interroge.
« Il n’y a pas pas si longtemps, quand je parlais avec des jeunes de féminisme, on me regardait comme si c’était un vieux mot ringard des années 1970 »
Vous vous êtes souvent engagée pour la cause féministe. Vous faites d’ailleurs partie du collectif 50/50. En préparant l’entretien, on s’est souvenu d’un dialogue dans Cuisine et dépendances entre votre personnage et une autre femme à propos du slut-shaming vestimentaire, qui paraît très moderne aujourd’hui. Comment cette lutte s’est-elle ancrée en vous ?
Vous me faites un plaisir infini, parce que ça n’est pas forcément le sujet principal, mais je pense qu’effectivement il y a du féminisme dans Cuisine et dépendances [adaptation au cinéma, sortie en 1993 et signée Philippe Muyl, de la pièce de théâtre éponyme écrite par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, ndlr], comme dans Un air de famille [adaptation au cinéma, sortie en 1996 et signée Cédric Klapisch, de la pièce éponyme d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, ndlr]. Dans tous mes films, il y a du féminisme. Alors évidemment, pas avec une banderole, mais ça m’a toujours tenu à cœur. Et j’ai l’impression qu’il y a des tas de gens qui ne s’en sont pas rendu compte. Ça me touche que vous, jeune femme, l’ayez noté. D’abord, ma mère était une féministe des années 1970, qui a connu une époque sans pilule, où le patriarcat était très prononcé. Vers l’âge de 20-22 ans, j’ai lu beaucoup de livres féministes. S’il y a bien un endroit où le féminisme n’est pas mis en avant, c’est le milieu que j’ai choisi. Et jusqu’à il n’y a pas si longtemps, quand je parlais avec des jeunes de féminisme, on me regardait comme si c’était un vieux mot ringard des années 1970. Comme si aujourd’hui il n’y avait plus de problème. Garçons comme filles, ils étaient dans le déni de la persistance du patriarcat. Donc je suis quand même heureuse de voir qu’au-delà de #MeToo il y a une véritable révolte qui remet en cause tout ça.
Vous sentez que quelque chose est en train de bouger dans la jeunesse ?
La jeunesse s’est complètement rebellée, je le vois à travers le parcours de ma fille, qui a 20 ans. Je suis ravie de voir que les jeunes filles n’ont pas envie de se laisser faire. Mais mon féminisme a toujours été ouvert aux hommes. Je n’ai pas du tout envie d’opposer les hommes et les femmes, je pense que chacun a du féminin et du masculin en soi. Je suis dans l’idée qu’il faut réhabiliter le féminin, y compris pour les hommes – ils ont le droit, aussi, de s’occuper des enfants à la maison, et que ce soit bien vu. Je voudrais surtout que ce qui est associé au féminin soit rehaussé, revalorisé. J’aimerais que les hommes se rendent compte que, s’ils perdent des choses avec les privilèges – moi aussi j’aurais bien aimé rentrer à la maison et mettre les pieds sous la table, et que quelqu’un s’occupe des enfants –, ils en gagnent aussi avec le féminisme : le droit de pleurer, le droit d’être faible. Je trouve ça en tout cas hyper passionnant.
Dans l’émission belge HEP Taxi !, diffusée en mars, vous avez dit : « Je ne comprends pas pourquoi on la casse comme ça, notre jeunesse. » Qu’est-ce que vous vouliez dire ?
Il n’y a pas que la jeunesse que l’on casse. Vous allez sûrement trouver ça con mais, à force de tout le temps répéter à quel point ça va mal ou ça va aller mal dans les médias, on en oublie toutes les belles choses qui se font à côté. Il faut qu’on soit un peu constructifs sur certaines choses, y compris sur des sujets comme la fin du monde, les catastrophes écologiques [Agnès Jaoui a fait partie des signataires de la retentissante tribune contre le réchauffement climatique intitulée « Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité » publiée en 2018 dans les colonnes du Monde à la suite de la démission du ministre de l’écologie de l’époque, Nicolas Hulot, ndlr] ou l’immigration [en 2006, elle avait signé une pétition du Réseau éducation sans frontières, en défense des élèves sans-papiers, ndlr]. Il y a aussi des gens qui trouvent des solutions, des endroits où l’immigration se passe bien, la couche d’ozone qui s’est reconstituée… Ça me tue qu’on soit tout le temps en train de présenter le tableau le plus noir possible du monde. Après, on s’étonne que les jeunes, les gens en général, soient révoltés, alors qu’avec tout ce qu’on nous raconte ça semble juste normal. Et puis la jeunesse a été abandonnée pendant le Covid, le déconfinement a été difficile. Là aussi, je trouve qu’on a une responsabilité envers eux.
On parle beaucoup des hommes de votre vie. Quelles sont les femmes qui ont compté dans votre parcours ?
Ça a d’abord été Colette, Barbara, Jane Austen. Sont arrivées plus tard Carine Tardieu, Blandine Lenoir, Catherine Schaub, Léonore Confino, qui m’ont dirigée. Sophie Fillières aussi, avec qui je vais tourner. Bernadette Val aussi, ma prof de chant, et Sylvie Decrept, ma prof de piano. C’est très récent parce que, plus jeune, j’ai beaucoup travaillé et j’ai été dirigée essentiellement par des hommes.
Au cinéma, quelle est la première image qui, de ce point de vue féministe, vous a révoltée ?
Celles de Marilyn Monroe. Ce qui m’a choquée, c’est de me rendre compte que ces rôles dans lesquels je l’avais tellement aimée étaient des rôles d’idiotes – je parle de ses rôles, pas d’elle. Comprendre que ces rôles peuvent exciter à ce point certains hommes, alors qu’elle joue une femme hyper sexualisée qui n’a pas de cerveau, ça m’a mis un coup. D’un coup, vous vous dites : « Merde, j’ai aimé un modèle qui est épouvantable. »
Et la première image qui vous a réjouie ?
Je pense à une scène du roman dans Orgueil et préjugés de Jane Austen. Quand Darcy [personnage aristocratique aussi charismatique que hautain, ndlr] parle d’Elizabeth Bennet [héroïne brillante, qui observe avec acuité la société dans laquelle elle vit, ndlr] avec mépris, qu’il dit qu’il ne la trouve pas assez belle ou je ne sais quoi, et qu’elle s’en fout complètement. Quand j’ai commencé à lire des personnages qui pensent, qui ne sont pas définis par leur beauté, leur apparence physique, ça a été tellement libérateur.
Le Cours de la vie de Frédéric Sojcher, Jour2fête (1 h 30), sortie le 10 mai