Dans la moiteur de l’Inde rurale, dans le nord du pays, une néo-flic (Shahana Goswami, ombrageuse révélation) jette un regard inquiet au fond d’un puits, gardé hors champ comme un terrible secret. Grâce à une loi indienne, dite de « recrutement compassionnel », cette veuve vient d’hériter du poste de son mari décédé. La voilà qui troque ses habits de femme au foyer contre un uniforme de justicière, aussi émancipateur que cruel. Au fond de ce puits, elle découvrira le corps de Devika, une adolescente issue de la communauté dalit, persécutée car considérée comme impure… Sonder l’abîme, les pénombres inavouées d’une société indienne misogyne et classiste. C’est l’image liminaire de Santosh, premier film et polar cérébral de l’Anglo-Indienne Sandhya Suri, sélectionné à Un certain regard au Festival de Cannes. C’est aussi le programme, politique et introspectif, de deux autres films de réalisatrices indiennes : Girls Will Be Girls de Shuchi Talati, Prix du jury au festival de Sundance, et All We Imagine as Light de Payal Kapadia, Grand Prix à Cannes. Tous, dans un genre différent, mettent à nu des personnages féminins d’une troublante complexité, animés de passions contradictoires, en lutte pour leur liberté.
« All We Imagine As Light » de Payal Kapadia : les fantômes de Mumbai
ENQUÊTES DE TERRAIN
« S’il vous plaît, n’attendez pas trente ans pour inviter un autre film indien ! » lançait Payal Kapadia en recevant le Grand Prix à Cannes. Si cela faisait si longtemps qu’un long métrage indien n’avait pas été sélectionné en Compétition officielle – depuis Destinée de Shaji N. Karun, en 1994 –, le cinéma indépendant est pourtant vivace dans le pays. « Les historiens aiment circonscrire le cinéma d’auteur à Satyajit Ray. Mais, après lui, il y a eu un cinéma parallèle, financé par le NFDC, l’équivalent du CNC en France. Des années 1960 à 1990, l’Inde subventionne des films à forte identité régionale, non commerciaux, comme ceux de Mani Kaul ou de Prakash Jha, diplômés de la Film and Television Institute of India (FTII). Cette tradition d’aides étatiques n’a pas tenu. Mais des réalisatrices comme Payal Kapadia, aussi diplômée de la FTII, s’inscrivent dans cet héritage d’un cinéma indépendant », explique Hélène Kessous, docteure en anthropologie sociale et ethnologie. Face au pouvoir hégémonique de Bollywood, industrie de l’argent privé, et en l’absence de subventions publiques, ces réalisatrices se tournent vers des financements internationaux – Girls Will Be Girls et All We Imagine as Light sont coproduits par Arte, Santosh par Haut et Court –, qui leur permettent de se hisser dans des festivals tels que Berlin, Venise et Cannes.
All We Imagine as Light de Payal Kapadia
Cette fragilité économique du cinéma indépendant explique qu’en Inde beaucoup de réalisatrices commencent leur carrière dans le documentaire, moins coûteux, plus clandestin. « Les femmes qui font du docu ne dépendent de personne, si ce n’est de leur petite caméra », confie Payal Kapadia. Et leurs films de fiction gardent les stigmates de ce rapport âpre au réel, teinté d’une urgence, d’une fébrilité, d’une veine sociale. All We Imagine as Light, qui raconte les amours contrariées de Prabha (Kani Kusruti) et Anu (Divya Prabha), deux infirmières colocataires, s’ouvre sur un chœur de femmes, tissé de voix off anonymes. Tandis que les artères grouillantes de Bombay, ses quais de métro et ses marchés, sont capturés en longs travellings, une vie intérieure jaillit. Des bribes prises à la volée, des monologues épinglés, comme chez Chris Marker et Chantal Akerman, dont Payal Kapadia se revendique. La réalisatrice s’intéresse à la condition féminine dans ce qu’elle a de fragmenté, de collectif.
C’est le sens de cet incipit qui, en faisant se répondre des solitudes urbaines, sème les germes d’une sororité. « Agréger des fragments fait naître autre chose à l’œil. J’aime les haïkus japonais. Avec ces trois phrases banales, vous vous dites : “OK, et alors ?” Additionnées ensemble, elles créent une nouvelle réalité. C’est la magie du montage. Et c’est pareil avec les existences », abonde Payal Kapadia. Au creux de ces images, dénichées par la réalisatrice grâce à d’intenses repérages, se loge une inquiétude. Celle d’une ville monstrueuse qui, en se gentrifiant, avale les êtres, et dans laquelle « la ségrégation est devenue la norme, surtout pour les femmes précaires, délogées par les prix explosifs ».
All We Imagine as Light de Payal Kapadia
LE CŒUR DES FEMMES
Ces femmes, Payal Kapadia les a écoutées avant de les filmer. Pour écrire ces deux héroïnes, elle s’est inspirée du quotidien de vraies infirmières. Une démarche d’enquête, déjà à l’œuvre dans son premier essai Toute une nuit sans savoir (2021), symphonie poético-politique dans laquelle les bruits de révoltes étudiantes contre le système des castes en Inde se cognaient aux témoignages fiévreux de ses amis. Proche de la chronique, All We Imagine as Light erre, sans injonction dramatique. La caméra est intuitive, prête à accueillir l’accident. Et accueillir l’accident, c’est exhiber les tabous féminins. Le premier segment du film suggère par pointillisme les problèmes de contraception rencontrés par les femmes en Inde, le recours à l’avortement. Jusqu’à montrer le placenta d’un accouchement. Sans aucune violence, dans un montage ouateux, flottant. « Je voulais parler de l’anatomie féminine, des traces parfois violentes qu’elle laisse, car ça reste un impensé. Aller dans quelque chose de trivial, sans rien dramatiser. »
« Toute une nuit sans savoir » de Payal Kapadia : révolte émotionnelle
Ce désir d’abreuver la fiction par le réel est au cœur de Santosh. Pendant dix ans, Sandhya Suri fait des recherches sur les forces de l’ordre, fréquente des commissariats, cet endroit semblable à « un théâtre, où chacun performe son rôle », selon ses mots. Celle qui travaillait auparavant pour des O.N.G. sur la question des violences faites aux femmes cherche à faire un documentaire, bute sur l’angle. Jusqu’en 2020, alors que l’affaire Nirbhaya – une jeune femme violée et assassinée huit ans plus tôt par six hommes dans un bus à Delhi – refait parler d’elle. « Des femmes ont manifesté pour dire leur colère. Je tombe sur la photo d’une femme policière, en uniforme, au regard énigmatique. Je me dis : “Comment se positionne-t-elle face à cette violence ? Soutient-elle ces femmes ? Cet uniforme lui donne-t-il du pouvoir, de la vulnérabilité ?” » Exit l’approche documentaire, Sandhya Suri comprend que le polar, ses rouages ambigus et ses jeux de dupe seront plus puissants pour illustrer la supercherie qu’est la justice pour les femmes en Inde.
Santosh de Sandhya Suri
VERS LA LUMIÈRE
Dépasser la veine naturaliste pour s’arrimer à d’autres genres, c’est la grande force de ces films. Leurs échappées romanesques sont une bouffée d’oxygène pour des héroïnes meurtries. Vaporeux et atmosphérique, All We Imagine as Light flirte avec une pure tradition mélodramatique. Comme chez Wong Kar-wai et Douglas Sirk, les objets y recèlent des vérités douloureuses. C’est un rice cooker envoyé par un mari déserteur, qui rappelle à Prabha son échec à fonder une famille, comme l’exige la tradition. Ou encore une burqa, qu’Anu enfile pour pouvoir vivre son idylle interdite avec un garçon musulman, et qu’elle devra abandonner dans le métro, comme une peau qu’on s’arrache.
Dans Girls Will Be Girls, le coming-of-age movie est un prétexte pour installer un triangle amoureux intergénérationnel entre Mira, une ado exemplaire d’un pensionnat conservateur (Preeti Panigrahi), son petit-ami, Sri (Kesav Binoy Kiran), et sa mère, Anila (à nouveau Kani Kusruti). Bientôt, la promesse du film d’apprentissage déraille, au profit d’un drame de chambre sec, minimaliste, où éclot une rivalité mère-fille qui en dit long sur l’oppression féminine en Inde. Mira et Anila, dans leur désir pour le même garçon, cherchent en réalité à s’émanciper d’un carcan sentimental. Leur antagonisme apparent dissimule une lutte commune pour une liberté, sensuelle et politique, impossible à formuler.
En témoigne une mise en scène pleine de faux-semblants, tout en profondeur de champ et en surcadrages, qui dissimule et dévoile les intentions, à la façon d’un thriller domestique. Puisque l’intime est l’objet de l’interdit, du crime, il sera filmé comme tel. « En tant qu’ado hindoue, chaque moment de mes relations amoureuses devait être dissimulé au monde – tout procédait de l’attente, du danger constant : quand embrasser, quand toucher sans se faire prendre ? J’ai grandi avec la honte du corps et de la sensualité autour de moi, et je sais que beaucoup de filles ont vécu ça. D’où cette tension permanente. Les personnages ont toujours l’instinct d’un danger qui les guette au fond du cadre », explique Shuchi Talati.
Girls Will Be Girls de Shuchi Talati
Ces films n’avancent pas avec angélisme vers une sororité utopique. Ils préfèrent explorer la misogynie intériorisée, ses effets contradictoires. Dans Santosh, Sharma, supérieure et mentor charismatique de l’héroïne, lui apprend à exister dans un monde d’homme, à s’émanciper. On pense à cette incroyable scène où Santosh, déshabillée du regard par un homme lubrique dans un restaurant, recrache son repas avec affront pour lui faire baisser les yeux. Ultime façon de faire céder le male gaze. Mais Sharma se révèle aussi être l’instrument d’un sexisme structurel, larvé. Son féminisme de vernis dissimule une reproduction aveugle de la violence, une rhétorique duplice où se nichent d’autres dérives : l’islamophobie, l’autoritarisme, le mépris de classe.
Au sein de ce monde où la complexité prime, les hommes et leur férocité monolithique ont été congédiés. Girls Will Be Girls réduit un père conservateur à une unique apparition, en bordure du cadre. Dans Santosh, on fait le deuil d’un époux en prenant sa place sociale. Dans All We Imagine as Light, une séquence spectrale et sensuelle, digne d’Apichatpong Weerasethakul, réunit Prabha et son mari disparu. Mais ces retrouvailles – magie de la mise en scène – se révèlent être des adieux. Dire adieu – à la ville qui enserre les cœurs, à un mari pathétique revenu d’entre les morts, à la domesticité aliénante –, c’est précisément ce à quoi travaillent ces femmes, avec un mélange de grâce et d’acharnement qui en font de grandes héroïnes de leur temps.
All We Imagine as Light de Payal Kapadia, Condor (1 h 55), sortie le 2 octobre