Sandrine Bonnaire : « Il y a un gros souci au niveau de la prise en charge de la santé, qu’elle soit mentale ou physique »

Elle est à l’affiche de la pièce de théâtre « L’Amante anglaise », subtile adaptation d’un texte de Marguerite Duras, au Théâtre de l’Atelier. Dans cette enquête fragmentaire et tentative d’autopsie de la folie, l’actrice entre avec maestria dans la peau d’une femme, coupable du meurtre de sa cousine sourde et muette. Entretien-confession.


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Avant la pièce, vous connaissiez les textes et le cinéma de Marguerite Duras ?

Les films de Marguerite Duras, je ne les connais pas bien. Mais Jacques Osinski [le metteur en scène de la pièce, ndlr] m’a passé un film étonnant, Les Enfants [1985, ndlr]. C’est l’histoire d’un enfant qui vit dans un corps d’adulte. Je l’ai trouvé dingue, hyper audacieux, original. Il y a certains films de Duras qui m’ont l’air très chiants, trop conceptuels. En revanche, j’ai lu pas mal de ses livres. Elle a une écriture qui paraît simple comme ça, mais qui ne l’est pas du tout. Elle fait souvent des phrases courtes, mais traversées par plusieurs pensées. Ça, ça me fascine. Je ne sais pas si c’est le fait qu’elle a été alcoolique qui faisait que ça partait dans une forme de délire. Enfin… De voyage en tout cas.

Claire Lannes, votre personnage, est mariée, à peu près insérée dans la société, mais considérée comme folle. Certains de vos rôles les plus forts – Sans toit ni loi d’Agnès Varda (1985), La Cérémonie de Claude Chabrol (1995)… – sondent précisément la folie d’héroïnes criminelles, marginalisées, avec une approche assez froide. Comment vous emparez-vous de ce genre de personnages opaques, sauvages ?

Claire Lannes est jugée folle. Elle l’est, mais pas complètement. Je me suis dit que c’était une femme qui ne croisait pas les jambes et qui se tenait droite. Comme elle est interrogée [par L’Interrogateur, personnage omniprésent dans la pièce dont le rôle est volontairement flou, incarné par Frédéric Leidgens, ndlr], j’imaginais un corps assez raide, qui bouge peu. Et comme elle est aussi enfantine, j’ai pensé son arrivée un peu comme les enfants qui trottinent. Je connais ce monde parce que j’ai une sœur autiste [à laquelle elle avait consacré le très beau documentaire Elle s’appelle Sabine, sorti en 2008, ndlr]. Sa pensée voyage très vite, elle passe un peu du coq à l’âne. On pourrait croire à un délire, mais ça ne l’est pas tant que ça. Il y a tout un passage durant lequel on croit que Claire Lannes parle de nourriture, mais en réalité elle a une pensée sur l’écologie, la politique, la surconsommation… Elle a un vrai raisonnement, mais elle passe par des mots étranges.

Il y a une archive géniale du tournage de Sans toit ni loiSans toit ni loi, à Nîmes, dans laquelle Agnès Varda vous apprend à rouler des cigarettes. Quelle image gardez-vous d’elle ?

Justement, les roulages de clopes ! On logeait dans une ancienne maison désaffectée, on n’avait pas de sou sur ce film [âpre et mythique, dans lequel Sandrine Bonnaire incarne une jeune routarde retrouvée morte de froid, dont on découvre le parcours sinueux à travers un flash-back, ndlr]. Et je me souviens très bien de ma chambre : j’avais un matelas par terre, c’était très rudimentaire, et je m’entraînais à rouler des cigarettes. Je savais rouler des pétards, mais pas des cigarettes ! J’avais un tas de clopes comme ça [elle mime un grand tas entre ses mains, ndlr]. Il fallait que j’apprenne à rouler vite, c’étaient mes devoirs du soir. Agnès ne voulait pas, comme moi d’ailleurs, qu’il y ait trop de psychologie. On parlait de choses concrètes : marcher comme ci, marcher comme ça, le sac à dos lourd, le froid, la faim…

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Sans toit ni loi d’Agnès Varda © mk2 Diffusion

Un autre film culte dont vous avez peu parlé : Peaux de vaches, le premier long métrage de Patricia Mazuy, sorti en 1989, et qui impose déjà sa patte très singulière. Qu’est-ce qui vous avait attirée dans ce projet ?

C’était hyper rock ’n’ roll. J’avais rencontré Patricia sur Sans toit ni loi, car c’est elle qui faisait le montage. Quand elle m’a proposé le film [un thriller rural puissant et cruel, dans lequel Sandrine Bonnaire joue Annie, l’épouse d’un agriculteur picard. Lorsque le frère de ce dernier revient après une période d’incarcération, leur quotidien est chamboulé, ndlr], j’ai tout de suite accepté. Je sentais chez cette fille une espèce de rage, qu’elle a conservée d’ailleurs. J’adore le film. J’en garde des souvenirs heureux, même si je détestais le chef-opérateur [Raoul Coutard, ndlr], très chiant. C’était le chef-op de Jean-Luc Godard et il se la pétait. Il faisait légionnaire. En revanche, il était extrêmement talentueux, l’image est magnifique. Mazuy nous a super bien dirigés. Elle avait une grande liberté, et on se sentait nous-mêmes très libres. J’adore ça, être sans filet. Souvent, ça fait de très bons films.

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Récemment, on a pas mal cité Jacques Rivette comme le contre-exemple de cinéastes aux comportements malsains. On dit que ses acteurs participaient à la fabrique de ses films. Vous avez joué dans Jeanne la Pucelle (1994) et Secret Défense (1998). Vous confirmez qu’il était à la hauteur de sa très bonne réputation ?

C’était un homme extrêmement respectueux de tout le monde. C’est drôle parce que je l’intimidais. Il rougissait souvent. Et en effet, il construisait ses scénarios avec les acteurs. Par exemple, pour Jeanne d’Arc, je lui avais dit que moi, ce qui me fascinait, c’était son voyage de Domrémy à Vaucouleurs, pour aller à Chinon. Je voulais qu’on sente le temps de cette traversée, avec cette fille qui quitte le foyer familial, monte sur un cheval alors qu’elle ne sait pas en faire, n’est entourée que d’hommes… Je lui disais que, pour moi, Jeanne d’Arc, c’était d’abord une femme avant d’être une sainte ou une sorcière. Il m’a écoutée. Sur Secret Défense [un film policier dans lequel elle joue une femme qui veut venger la mort de son père avec son frère, ndlr], comme je n’aime pas la violence gratuite, je voulais qu’on tente d’expliquer – pas d’excuser – pourquoi j’étais une criminelle. Je lui ai dit que je voulais qu’elle soit une Raskolnikov [personnage principal de Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski, qui se croit promis à un grand destin et pense que le crime le servira dans son ambition, ndlr]. Il m’a écoutée aussi là-dessus.

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Dans Elle s’appelle Sabine, vous racontiez avec sensibilité le sort des personnes autistes, mal diagnostiquées. L’année dernière, vous aviez accusé de « négligence médicale » l’EHPAD où vivait votre mère, aujourd’hui disparue. Vous aviez porté plainte contre X. Vous avez le sentiment que l’Etat néglige la santé de ses citoyens fragilisés ?

J’ai envie de dire que l’Etat néglige les citoyens à tout point de vue mais oui, je pense qu’il y a un gros souci au niveau de la prise en charge de la santé, qu’elle soit mentale ou physique. On nous dit que ce n’est pas si simple de trouver les médecins, qu’il faut les former et que ça prend des années, mais on cache la réalité derrière tout ça et ce gros souci qui est que les soignants sont payés une misère. Du coup, il n’y en a pas tant que ça qui ont envie de faire ce boulot-là. Et ça donne ce que ça donne : les établissements sont en sous-effectifs. Dans le cas de ma mère, c’est de la pure négligence. Les résidents d’EHPAD, on ne s’occupe pas d’eux, on les laisse végéter, crever. Plusieurs médecins m’ont dit que la durée de vie moyenne d’un résident, c’est trois ans. J’ai revu des photos de ma mère avant qu’elle entre en EHPAD. En trois ans, elle a tellement vieilli. Elle a pris quinze ans ! C’est dingue.

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Elle s’appelle Sabine de Sandrine Bonnaire © Les Films du Paradoxe

En ce moment se tient le procès des viols de Mazan, dans lequel cinquante hommes sont accusés de viols, orchestrés par Dominique Pelicot, le mari de la victime, Gisèle Pelicot. Il y a quelques années, vous avez porté plainte sans exposition contre un ex-conjoint avant de parler publiquement, en 2019, des violences et de la manipulation qu’il vous avait fait subir. Comment voyez-vous le choix de Gisèle Pelicot, qui a refusé le huis clos pour rendre public le procès, dans lequel sont notamment diffusées des vidéos explicites des viols qu’elle a subis ?

Je me suis posé la question de rendre public mon procès. J’étais en correctionnel [le tribunal correctionnel est compétent pour juger les personnes suspectées d’avoir commis un délit. La cour d’assises, elle, juge les personnes suspectées d’avoir commis un crime, ndlr]. Normalement, il n’y a pas de huis clos. J’en avais demandé un parce que j’étais connue. Mais, comme ce type qui m’a agressée n’a jamais dit la vérité, je me dis que si ça avait été public, ça l’aurait peut-être poussé à la dire. On m’aurait peut-être soutenue. Gisèle Pelicot a sûrement bien fait. Peut-être que si elle avait demandé un huis clos, elle aurait été moins entendue… Là, elle est plus qu’à nue. C’est son corps qui est exposé aux yeux de tous. C’est incroyablement courageux.

L’Amante anglaise de Jacques Osinski, sur un texte de Marguerite Duras, au Théâtre de l’Atelier, jusqu’au 30 novembre

Image (c) Philippe Quaisse