Ramata-Toulaye Sy : « Mon film est un patchwork de ce que je suis, de ma double nationalité franco-sénégalaise »

Dans « Banel et Adama », présenté en compétition cannoise cette année, la franco-sénégalaise Ramata-Toulaye Sy, 37 ans, filme le détraquement d’un couple fou amoureux, cerné par la tradition religieuse et les rites de leur communauté. La réalisatrice nous parle de ce conte politico-lyrique, porté par une anti-héroïne passionnante d’ambiguïtés.


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Pour qualifier Banel et Adama, vous parlez d’un « réalisme magique » à l’œuvre. En art, quelles références vous viennent à l’esprit quand on invoque cette expression ? 

Beaucoup, surtout en littérature. Toni Morrison, que j’aime beaucoup, Gabriel García Márquez, dont le roman Cent Ans de solitude m’a marquée. Comme le film est très visuel, il s’inspire aussi de l’esthétique de Kerry James Marshall, Vincent van Gogh, Edvard Munch….  

D’où vous viennent ces références ?

Ni de mes parents, ni de mes études. En fait, ma première passion, c’est la littérature. Je lis beaucoup de corpus afro-américain, par exemple Maya Angelou. J’ai longtemps lu de la littérature jeunesse, des contes, du fantastique, de genres qui m’ont ensuite emmenée vers des choses plus ancrées, mais toujours en touchant au magique. Avant d’être réalisatrice, je suis scénariste, car j’ai fait la FEMIS en scénario. Pour moi, faire du cinéma, c’est d’abord raconter une histoire. Cet art m’est vraiment apparu par l’écriture.  

Tout commence comme un drame naturaliste, que vous disruptez en faisant de votre héroïne une créature inquiétante. Comment avez-vous écrit ce personnage féminin ?   

J’ai beaucoup pensé aux tragédiennes : Médée, Antigone, Phèdre, le personnage de Sula de Toni Morrison, celui de Lila dans L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante. Toutes ces héroïnes complexes, qu’on accuse d’être des sorcières parce que ce sont des femmes qui se rebellent. Cette idée me permettait aussi de défaire les clichés du naturalisme. On a l’habitude de ce naturalisme dans les films africains. Il fallait briser cette image colorée, ternir la lumière. Casser cette carte postale de l’Afrique. Même processus avec le personnage de Banel : on l’appréhende d’abord comme une femme africaine au foyer traditionnelle, avant de s’apercevoir que cette normalité cache autre chose. Elle n’a rien de normal, ni ce village d’ailleurs.  

Cette héroïne est presque tyrannique dans son désir de liberté. Vous prenez même le risque de la rendre antipathique.  

Oui, c’est un risque, l’antipathie. Je ne m’en étais pas rendue compte avant que le film soit projeté à Cannes [Banel et Adama était le seul premier film à concourir en Compétition officielle, ndlr]. J’aime les personnages féminins antipathiques. Ce qui est lisse, manichéen, ça ne m’intéresse pas. Il y a plus que ça en nous. Les femmes ne sont ni gentilles ni mauvaises. Banel est une femme passionnée et égoïste : je l’ai pensée comme ça. Quand on aime, on est égoïste. Je sais que ça ne plaît pas forcément. Certaines personnes n’ont pas accroché au film à cause de ça. En scénario, on nous apprend toujours à écrire des personnages empathiques, auxquels on peut s’identifier. Je déteste ça, ça ne ressemble pas à la vie. Est-ce qu’on a reproché à Lady Macbeth d’être antipathique ? Est-ce qu’on entend dire que Médée est une peste comme j’ai pu l’entendre de Banel ? Pourquoi Médée serait passionnée, et Banel non ? On ne s’attend pas à cette complexité chez une femme noire – et c’est exactement pour ça qu’il faut introduire des figures comme elle dans le cinéma africain. On ne m’aurait sans doute pas fait ce reproche si le personnage n’avait pas été noir. Les personnages féminins blancs ont le droit d’être complexes, opaques, égoïstes. Pas les Noirs. Derrière, il y a un préjugé tenace : on attend de la femme noire qu’elle soit sage et se taise. Qu’elle joue son rôle de soumission. Une Médée africaine, ça ne plaît pas, et ça en dit long sur la société.

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Il y a une forme de folie lucide dans l’amour : on a le sentiment qu’il est l’expression de quelque chose de plus grand, de révolutionnaire.  

Oui, l’histoire d’amour subit un déplacement, c’est un prétexte. Le titre, c’est Banel et Adama car je voulais absolument faire une histoire d’amour. Elles sont trop rares en Afrique, et en ce sens, il était politique de revendiquer des romances pour ce pays. Mais plus j’écrivais, plus je réalisais qu’elle était un prétexte pour parler de Banel, et plus Adama disparaissait.  

 

Est-ce que vous avez montré des films sur la passion qui vire à la folie à vos acteurs ? 

Oui, dont deux qui m’ont nourrie : Adèle H. de François Truffaut, et Camille Claudel de Bruno Nuytten. Pour Isabelle Ajdani qui, dans les deux films, va au bout de sa démence.

Le film fusionne plusieurs imaginaires : il y a un côté très mythologique, et en même une attention particulière portée à la communauté peule, peuple pasteur établi en Afrique de l’Ouest, à ses traditions. Comment se conjuguent ces deux cultures ?  

J’y ai mis mon éducation sénégalaise, ma culture peule, orale, très liée au conte – c’est pour ça qu’il y a cette figure de la sirène qui parcourt le conte. D’un autre côté, ma culture française, avec le théâtre classique, la tragédie. C’est un patchwork de ce que je suis, de cette double nationalité franco-sénégalaise. Je voulais à la fois faire une histoire universelle et africaine, qui parle à tous et surtout à toutes – que ce soient des femmes américaines, européennes, sud-américaines… Qu’elles puissent s’identifier à Banel.  

 

La langue peule est très lente. Est-ce qu’elle a imposé le rythme contemplatif du film ? 

Oui, le rythme vient aussi de ce que sont intrinsèquement les peuls : c’est un peuple qui prend le temps, contrairement à Banel, qui va très vite, est prise d’une forme d’urgence. Chaque mot est décomposé. En plus, il y a cette sécheresse qui ralentit les gestes, la vie quotidienne. Inconsciemment, tout ça a construit la lenteur du film. 

La structure du film est pensée comme une descente aux enfers, un deuil progressif. Les images deviennent plus ternes, les bruits d’oiseaux disparaissent…  

C’était une volonté très forte avec mon chef opérateur. La mise scène et la photographie devaient suivre le cœur de Banal. Plus il s’assèche, plus la photo s’assèche. Au début, elle est amoureuse, tout est coloré, les sons forment une symphonie, les oiseaux chantent. Puis la nature meurt, et tous les éléments de la diégèse avec. L’image, les costumes se décolorent – le tee-shirt jaune de Banel devient blanc, les habits noirs d’Adama deviennent gris -, l’image se désature au point de devenir éclatante, aveuglante.  

 

Deux effets de mise en scène ressortent : un unique fisheye, et un travelling compensé, qui permettent de faire basculer le récit vers le conte. Pourquoi ? 

Il fallait en mettre peu pour qu’ils soient saillants. Le fisheye [objectif photographique qui distord l’image, ndlr] intervient quand Banel épie Adama et sa mère en train de discuter. On entre alors dans un délire paranoïaque. Le travelling compensé [effet qui consiste à combiner les effets d’un zoom arrière et d’un travelling pour déformer la perspective, ndlr] permettait de jeter un soupçon sur la réalité des événements. Est-ce qu’on est dans un rêve, une hallucination ? Ces effets marquent une perte de raison discrète, à des stades différents.   

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Que représente le motif de l’enfouissement, décliné à plusieurs reprises dans le film ?  

Banel est obsédée par ces maisons sous la terre, qui vont lui permettre de vivre en dehors des carcans de son village. Mais à la fin, elle meurt ensevelie à cet endroit précis : je trouvais ça intéressant qu’elle créé son propre tombeau. Sans le savoir, elle déterre son cercueil. Adama, lui, enterre les oiseaux que Banel tue. Dès le départ, on comprend qu’il essaye de sauver, là où Banel est dans la destruction. Cette idée scelle la tragédie : on sait qu’ils ne finiront pas ensemble. En plus, ce sont habituellement les hommes qui chassent et les femmes qui protègent… Banel est l’homme de cette histoire. Dans cet espace africain, inverser les rôles était une expérience intéressante.  

 

L’esthétique de la pastorale fait penser à Terrence Malick. C’est une référence que vous aviez en tête ?  

Non. Je me suis inspirée de Moonlight, des Bêtes du Sud sauvage, ou encore des Noces rebelles – des films très différents qui ont en commun d’afficher la lâcheté des hommes. Si inspiration de il y a, ce serait davantage pour les voix-off, qui ne sont pas des illustrations mais agissent comme des métaphores. Elles viennent de mon goût pour la poésie.  

Comment voyez-vous la fin du film ? C’est une catastrophe salvatrice, une destruction qui prend la forme d’un recommencement ? 

Beaucoup de gens me disent que le film est pessimiste. Je vois dans la fin une forme d’optimisme : il faut tout brûler pour que tout renaisse dans le meilleur. Banel décrit le mal du monde, et il doit disparaître pour que tout repousse.  

 

Le dérèglement climatique est discrètement évoqué sous la forme d’une parabole. Pourquoi choisir cette voie symbolique ?  

Les envies politiques doivent s’incarner, s’illustrer dans des histoires. Je voulais évoquer le dérèglement climatique sous la forme d’une malédiction, que les personnages recevraient comme telle. Dans le film, il ne s’abat pas parce que les hommes ont maltraité le monde, mais à cause de cette histoire d’amour, parce que Banel sème désordre en ne voulant pas d’enfants. C’était une façon de dire que les hommes mettent le désordre dans le monde, qu’ils le propulsent dans le chaos. J’aime ce symbole – il laisse chacun de lire entre les lignes ou non.