Cet article a été initialement publié en février 2023.
Sociopathe sanguinaire dans Romanzo Criminale, flic violent dans A.C.A.B., politicien démoniaque dans Suburra, mafieux en quête de rédemption dans Le Traitre : l’intense regard de Pierfrancesco Favino et son très net penchant pour le film noir hantent le cinéma italien depuis plus de trente ans. Et Dernière Nuit à Milan est assurément l’un des plus grands défis de sa carrière. Dans ce film d’Andrea Di Stefano, il incarne le policier Franco Amore. Pendant sa dernière nuit de service, cet homme discret et notoirement pleutre, doit s’extirper d’un traquenard où s’affrontent flics ripoux, mafieux chinois et trafic de pierres précieuses. Tout entier bâti autour de ce bloc de charisme qu’est Favino, Dernière nuit à Milan lui offre un personnage rare, à la fois magnétique et effacé.
Selon moi, vous êtes l’un des visages emblématiques de la résurgence des films policiers italiens qui a débuté il y a une dizaine d’années.
Je suis absolument ravi de ça. C’est important que l’Italie s’empare de nouveau de ce genre que notre cinématographie a trop longtemps délaissé. L’Italie a besoin de renouer avec des films populaires, il faut que l’on redonne envie aux gens de retourner au cinéma. Je pense aussi que mon visage appelle ce genre de sujets et de personnages. Et ça me va, je l’assume.
Dernière nuit à Milan s’apparente d’ailleurs pour moi à un des genres les plus populaires du cinéma italien des années 70, le poliziottesco[1]. Le film d’Andrea Di Stefano est même, selon moi, un poliziottesco pacifique.
(Rires) J’adore le « pacifique » ! Andrea qualifie lui le film de « spaghetti noir ». Je suis d’accord avec vous : c’est un film qui obéit à un genre international – principalement américain actuellement –, mais qui est profondément ancré dans l’Italie contemporaine, notamment dans l’écriture des personnages et la prise en compte du contexte social contemporain. Et c’est certainement ce que faisaient les meilleurs poliziottesci. Ceci étant dit, reste un film très contemporain, notamment dans sa façon de traiter la mafia chinoise, dont la présence est plutôt récente à Milan. Ça n’est pas une œuvre qui joue la carte des références.
Dans Romanzo Criminale de Michele Placido mais aussi A.C.A.B. et Suburra de Stefano Sollima, vos personnages étaient des hommes violents, très attendus dans le genre. Mais vous avez exploré d’autres nuances du héros de film noir. C’est le cas dans Dernière nuit à Milan, c’était aussi le cas dans Le Traitre de Marco Bellocchio.
Il s’agit en effet de deux personnages très cérébraux, qui réfléchissent plus qu’ils n’agissent. Mais Buscetta dans était un homme très malin, qui savait comment manipuler les gens. Amore dans subit les évènements. Buscetta disait qu’il était un héros, mais je ne sais pas jusqu’où allait son intégrité. Amore, lui, est un homme porté par un amour pur. Je crois aussi que j’ai construit au fil de ma carrière un rapport très particulier avec la caméra qui m’a beaucoup aidé dans ces deux films : j’aurais du mal à l’expliquer verbalement, mais la caméra semble saisir mon personnage au-delà de ses expressions, comme si je parvenais à lui transmettre ma vie intérieure. Le Traitre ou Dernière nuit à Milan ne fonctionnent que si les spectateurs peuvent, en quelque sorte, lire les pensées de mes personnages. Mais c’est aussi inhérent au genre : le film noir, par essence, exige l’implication du spectateur. En allant voir ce type de film, vous vous attendez à devoir réfléchir, à recouper les indices, à comprendre au-delà des apparences ce qui se trame devant vos yeux. Et en tant qu’acteur, il faut tenir compte de cela : il ne faut pas fermer les portes à l’imagination du spectateur, il faut être un réceptacle de ses émotions. L’autre grande différence entre Le Traitre et Dernière Nuit à Milan, c’est la présence à l’image de mes personnages : je dois être effacé dans le film d’Andrea di Stefano, là où chez mon personnage est très présent, très visible.
Andrea di Stefano dit qu’il a écrit ce personnage pour vous. N’est-ce pas un risque d’accepter un rôle taillé sur mesure ?
C’est très flatteur évidemment, mais qu’est-ce que cela signifie ? C’est qui « moi » ? Je ne sais pas qui je suis, je suis pluriel, je ne sais pas à quel « moi » était destiné ce film. Peut-être a-t-il vu chez moi une énergie, un regard qui lui a plu. En ce qui me concerne, le travail est resté le même : comprendre ce que voulait Andrea et surtout chercher qui était ce personnage d’Amore. Et ça me plaisait aussi beaucoup d’incarner un homme ordinaire.
Ce que vous aviez fait déjà avec Felice Lasco, le héros de Nostalgia de Mario Martone, non ?
Pas tout à fait, parce que Felice Lasco est cerné de mystère, il vit dans le mensonge, donc il n’est ordinaire qu’en apparence. Chez Amore, rien n’est caché : c’est un flic de base, que vous pourriez croiser au bar en train de boire un café après une nuit de travail harassante. Vous avez une vague conscience qu’il est présent, mais vous ne le notez pas. Et c’est très difficile à jouer parce que vous ne pouvez vous appuyer sur rien, contrairement au film de Martone. Dans Dernière nuit à Milan, le jeu consiste à donner la sensation qu’Amore n’a pas les moyens de sortir de cette situation difficile. Je devais être pur, ne pas être dans le commentaire ou le jugement. Mes rencontres avec de vrais policiers durant la phase préparatoire du film m’ont beaucoup servi sur ce point. Ils m’ont permis de comprendre ce que signifie d’être un policier, de vivre dans le danger avec ce salaire de misère. Aujourd’hui, les policiers quand ils me voient, me regardent comme un collègue. Et ça, c’est ma plus belle récompense.
[1] Polars ultra violents qui fleurirent dans l’Italie des années de plomb. Parmi les films les plus notables de ce genre, on peut signalerMilan calibre 9,Le Boss, La Poursuite implacable, Un citoyen se rebelle, La Rançon de la peurou encoreLes Chiens enragés.