L’idée du film vous est venue après avoir retrouvé d’anciennes connaissances à un mariage à Ibiza. Comment avez-vous réfléchi à la manière de transposer ces souvenirs à l’écran ?
À l’époque, j’étais en train de plancher sur une autre idée de film. En parlant avec ces vieilles connaissances au mariage, on ne se rendait pas vraiment compte qu’on évoquait des souvenirs traumatiques. On en rigolait, genre : « Tu te souviens la fois où… ? » Une fois de retour chez moi, je me suis dit : « Euh, attends… » J’ai pris conscience que certaines choses étaient plus lourdes à porter que ce qu’on croyait. À l’arrivée, le film est la synthèse de plusieurs vacances que j’ai vécues avec des groupes d’amis différents.
Le titre évoque les questions que les ados peuvent taper sur Google (« comment faire l’amour ? ») pour avoir des conseils techniques, alors qu’il s’agit plutôt ici de consentement et de comment vivre ses premières fois. Comment avez-vous trouvé le titre ?
Très tôt. Ça doit même être ce qui est venu en premier, sans doute en réaction à ces discussions au mariage, quand je me suis rendu compte qu’on avait appris à avoir des relations sexuelles dans un environnement hypersexualisé, avec de la pression de toutes parts. À part le truc avec les capotes sur les bananes en cours d’éducation sexuelle, on n’avait rien. Et puis on a été projetés dans le concret quasiment sans armes…
How to Have Sex partage certains traits avec Spring Breakers (2013), notamment le contexte et le pitch : une bande d’étudiantes part dans un endroit exotique pour faire la fête et avoir des expériences sexuelles. Comment vous êtes-vous située par rapport au film de Harmony Korine ?
Il y a effectivement le même aspect spring break [l’expression désigne un congé universitaire d’une ou deux semaines à la fin de l’hiver ou au début du printemps en Amérique du Nord, durant lequel certains étudiants en profitent pour voyager et faire la fête, ndlr]. Mais je trouve que le male gaze est très présent dans le film de Harmony Korine, les filles sont très sexualisées. Récemment, des spectatrices m’ont dit, après avoir vu How to Have Sex : « Merci de ne pas nous avoir représentées comme des personnages de cartoons. » Spring Breakers est un super film, mais ça ne représente pas la réalité des adolescents. Avec How to Have Sex, on a essayé de faire une œuvre réaliste, sans jugement, ni caricature, ni hypersexualisation.
Votre film est plus introspectif que Spring Breakers, qui regarde ses personnages de l’extérieur jusqu’à virer vers l’abstraction. Dans How to Have Sex, on suit le point de vue de l’héroïne, Tara, au plus près de ses émotions alors qu’elle subit la pression de devoir faire sa « première fois ». Comment avez-vous construit cet effet ?
On a cherché à rester proche de son visage tout le temps, pour essayer de comprendre ce qui se passe dans sa tête. Mia McKenna-Bruce a donné une performance extraordinaire, au point qu’elle n’a même pas besoin de parler, on peut simplement lire dans ses yeux ce qui se passe à l’intérieur de son personnage. À cet âge, c’est difficile de dire ce qu’on veut vraiment. Tout le monde fait semblant. L’enjeu était donc qu’on arrive à « croire » le visage de Tara, pour ainsi dire.
La première relation sexuelle de votre héroïne, la nuit sur une plage, est ambivalente. On ne voit pas l’acte lui-même, il y a une ellipse, puis ça lui revient par bribes le lendemain. Quelles questions de mise en scène vous êtes-vous posées ?
L’idée, c’était donc de montrer les choses surtout par le biais de son visage, et de ne pas faire de l’acte lui-même un drame, mais de faire comprendre que ça l’était pour elle à travers ses émotions. Faire des gros plans sur son visage à elle, sur ses mains ; presque le rendre, lui, abstrait, car ça n’a pas vraiment d’importance ce qui est réellement en train de se passer. Ce qui compte, c’est qu’elle n’apprécie pas. Le fait que ça lui remonte dans un flash-back est venu au montage, parce que beaucoup de gens avaient du mal à comprendre les enjeux. Le fait qu’elle y revienne sans cesse leur indique que c’est un événement traumatique pour elle. Beaucoup de gens ne voient pas trop le problème, surtout les spectateurs masculins. J’ai l’impression que pas mal d’entre eux se sont retrouvés dans ce genre de situations… J’ai lu dans la presse des journalistes et des spectateurs dire, après visionnage : « Mais elle a dit oui ! » Je dois alors discuter avec eux pour leur faire comprendre que la question n’est pas seulement : « Est-ce qu’elle a dit oui ou pas ? » Même si c’est un coup d’un soir, que les gens sont ivres et font la fête, la question reste la même : est-ce que chacune des deux personnes est réellement en train de passer un bon moment ?
Chaque scène est très réaliste, on a vraiment l’impression de voir des adolescents entre eux. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?
On a fait des workshops incroyables à travers l’Angleterre pour s’entretenir avec plein d’ados. C’était fascinant sur beaucoup d’aspects : ce qu’ils portent, leurs coupes de cheveux, leur maquillage, la musique qu’ils écoutent, les films qu’ils aiment voir… On leur a donné des extraits du scénario, notamment la scène de la plage. Dans le script, il est indiqué que l’héroïne est très mal à l’aise. Presque tous les ados disaient : « Mais elle a dit oui ! » Il y avait même des filles pour dire : « Les filles devraient porter plus de vêtements… » Vraiment fascinant. Plus récemment, quelqu’un m’a avoué : « J’ai adoré votre film ! Ça me donne envie de rentrer chez moi et de dire à ma fille de porter plus de vêtements. » Moi, bien sûr, j’étais là : « Hmm, ce n’est pas la question. On devrait pouvoir porter ce qu’on veut… » Mais la personne insistait.
Comment avez-vous réfléchi à la façon de filmer les corps des ados, notamment lors des scènes de sexe ?
Je ne voulais évidemment pas les hypersexualiser. Pour les scènes de sexe, on avait une personne coordinatrice d’intimité. Finalement, les seules scènes qui ont véritablement été chorégraphiées étaient celle de l’agression de l’héroïne dans la chambre et celle de la fellation sur scène [un garçon de la bande monte sur une scène lors d’une fête en plein air pour un « jeu » consistant à recevoir une fellation en public sans avoir été prévenu, ndlr]. Cette seconde scène était la plus délicate. L’autre, on pouvait la chorégraphier précisément, à l’aide d’une équipe réduite au minimum. C’était protégé. Pour la scène de la fellation, il y avait trois cents figurants, on ne pouvait pas vraiment les arrêter entre les prises. La scène de l’agression dans la chambre était une des plus intenses à tourner, mais celle avec trois cents figurants était techniquement très compliquée. Le niveau sonore, essayer de maintenir l’énergie de la fête et de la scène, mais pas trop non plus pour pouvoir garder les idées claires… Et je n’avais sans doute pas assez anticipé un aspect : il s’agit en fait aussi d’une scène d’agression.
Trouvez-vous que les choses ont changé depuis le début du mouvement #MeToo au sujet du consentement, notamment chez la jeune génération ?
Je trouve qu’on est plus au courant, mais je ne sais pas s’il y a plus d’actions concrètes. La semaine dernière, en Angleterre, une jeune fille a été poignardée par un garçon parce qu’elle ne voulait pas sortir avec lui. On en est toujours là, une fille de 16 ans est tuée parce qu’elle a refusé d’embrasser un garçon…
Et vous, dans quel environnement avez-vous grandi ?
J’ai grandi dans l’ouest de Londres [elle est née en 1993, ndlr]. Mes deux parents sont réalisateurs autodidactes, c’est eux qui m’ont transmis leur passion, ils n’ont jamais eu le succès qu’ils méritaient sans doute. Ils étaient très débrouillards, ils faisaient leurs films avec leur caméra DV tout en travaillant le soir dans des supermarchés. Ils ont tout fait pour que ça marche, mais ils n’ont pas réussi à percer. Ils m’ont beaucoup inspirée, en matière de créativité et de motivation. Ils ne m’ont pas vraiment donné une éducation cinéphile, on ne regardait pas trop de films ensemble quand j’étais gamine, car ils étaient trop occupés – ils nous laissaient jouer à la PlayStation et à la Nintendo –, mais ils m’ont appris le processus pour faire un film.
Vous avez des frères et sœurs ?
Un frère musicien autodidacte de punk hardcore, qui parcourt le monde en van et dort dans son matos – vous voyez le genre. Je l’ai formé dernièrement au métier d’électro. Maintenant, il peut venir éclairer mes plateaux et gagner un peu d’argent.
À l’adolescence, c’était possible de parler de sexe et de consentement avec votre entourage ?
J’ai été agressée quand j’avais 16 ans. Ça a été un sujet compliqué avec ma famille, et je ne crois pas qu’on ait vraiment abordé les questions liées à la sexualité avant ça. Quand l’agression est arrivée, ils ont trouvé ça très difficile à gérer. Quand j’ai travaillé sur Scrapper [film de Charlotte Regan, en salles le 29 novembre – dont Molly Manning Walker a signé la photographie, ndlr] et que j’ai compris que mon propre film allait recevoir des critiques, je me suis rendu compte que j’avais besoin que ma famille soit à mes côtés. Alors, à Noël, je leur ai dit : « On va tous s’asseoir et regarder le film ensemble et vous allez me soutenir. » Depuis, ils sont super.
La sororité est aussi au cœur de How to Have Sex. Skye est en rivalité avec Tara, et Em vit sa vie en soutenant les deux autres. Comment avez-vous construit la dynamique entre les trois amies ?
Skye est la jalouse du trio, elle fait comme si elle avait eu plein d’expériences, mais elle n’en a probablement pas eu beaucoup, elle est « en chasse », elle cherche à être aimée. Em est plus relax, et les choses lui viennent un peu plus facilement, mais elle les rejette. Tara et Skye sont très proches, mais Tara et Em se connaissent depuis des années, c’est pour ça qu’elles sont toujours ensemble. Au cours du film, elles avancent deux par deux en fonction des situations, et la troisième se retrouve mise de côté. Il me semble que ça arrive souvent dans les groupes de trois.
Tara et Skye galèrent pour communiquer avec les garçons au sujet du désir et du sexe, mais pendant ce temps Em commence une relation avec une fille qui semble plus apaisée tout en restant au second plan. Pourquoi ?
Cette idée est arrivée tard dans la préparation. On voyait plein de filles pour le casting et l’une d’elles était lesbienne. Je me suis dit que le personnage d’Em pourrait l’être. Ça m’a plu parce qu’en tant que personne queer j’ai rarement eu l’occasion de voir des personnages secondaires queer heureux. Ils sont souvent brutalisés, subissent des événements horribles, traumatisants. Et puis, dans ce workshop qu’on a fait à travers l’Angleterre, on a certes compris que les discussions autour du consentement n’avaient pas beaucoup changé, mais, en ce qui concerne le fait d’être queer, tout le monde était très à l’aise avec la question. C’est même un peu cool d’être gay dans la génération Z. Je trouvais ça intéressant d’en parler.
Vous semblez faire partie d’une nouvelle vague de réalisatrices britanniques, aux côtés de Charlotte Wells (Aftersun), Georgia Oakley (Blue Jean) et Charlotte Regan (Scrapper), qui renouvellent les codes de mise en scène, les regards et les approches, notamment sur les jeunes filles…
Oui, c’est vraiment cool ! J’ai l’impression que c’est une volonté des décideurs, ils avaient dans l’idée de lancer des carrières de jeunes réalisatrices en en recherchant activement. Pour moi, c’est ce dont le monde a besoin en ce moment, des gens qui prennent ce genre de décisions. Et puis, on est la génération du 5D [un appareil de la marque Canon lancé sur le marché en 2015 et permettant de filmer avec un rendu d’image proche du cinéma pour un coût bien plus modeste, ndlr], avant, il y avait un vrai gap de connaissance technique. Charlotte Regan et moi, on a grandi avec une caméra dans les mains. Elle faisait des vidéos Instagram et je faisais des documentaires quand on avait 14 ou 15 ans. Je pense que l’industrie du cinéma britannique est très excitante aujourd’hui. Et, en fait, la vague vient d’un peu partout dans le monde : Ramata-Toulaye Sy [Banel & Adama, sorti en août, ndlr], Céline Song [Past Lives, en salles le 13 décembre, ndlr], Savanah Leaf [Earth Mamma, encore inédit en salles françaises, ndlr]…
Votre court métrage Good Thanks, You? (2020) portait déjà sur les répercussions psychologiques d’une agression pour une femme. À quel point pensez-vous que le cinéma puisse changer la vision des gens sur ce sujet, voire changer la société ?
Une grande quantité de gens est venue me voir pour me remercier d’avoir fait ce court métrage. Déjà, je crois que ça m’aide, moi, d’en parler. Et puis, How to Have Sex a lancé une conversation. C’est génial, j’ai l’impression d’avoir un véritable pouvoir, aussi par rapport à toutes les critiques du style : « Mais pourquoi l’héroïne ne fait pas ceci ou cela ? » J’espère que la discussion amorcée va leur permettre de changer de perspective.
How to Have Sex de Molly Manning Walker, Condor (1 h 28), sortie le 15 novembre
Portrait : Marie Rouge pour TROISCOULEURS