La Plus précieuse des marchandises est une adaptation du conte de Jean-Claude Grumberg, sorti en 2019. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous emparer de ce récit ?
Jean-Claude Grumberg écrit sur le sujet depuis soixante ans [écrivain et dramaturge, ce dernier a notamment écrit sur la déportation de son père dans les camps d’extermination avec les pièces L’Atelier (1979) et Zone Libre (1990), ndlr]. En mettant en scène la vie quotidienne, il a trouvé une forme de modestie et d’humilité, mais aussi une puissance émotionnelle incroyable. Ce contraste saisissant est parfaitement transposable au cinéma. L’histoire ne se place ni dans la dénonciation, ni dans la décortication du mode de fonctionnement des bourreaux, ni dans la glorification des victimes. Il parle des justes, une figure qui me paraît extrêmement actuelle. Des gens prêts à sacrifier beaucoup pour en aider d’autres, sans qu’ils n’y aient été obligés.
Pourquoi raconter cette histoire dans un film d’animation ?
Depuis Shoah de Claude Lanzmann [documentaire fleuve sur le génocide de la Seconde Guerre mondiale, sorti en 1985, ndlr] il y a un vrai enjeu de représentation des camps, avec notamment des interdits de fiction. Aujourd’hui, on est dans un moment de bascule : les survivants disparaissent, la jeune génération ne s’intéresse plus vraiment à cette histoire. La question de comment on la raconte se pose à nouveau. Le fait que la fiction s’empare de cette histoire est inéluctable et l’animation me semblait être un très bon moyen de suggérer les choses. Selon moi, la suggestion est le bon chemin à suivre. Ça permet de laisser entrevoir ce qui s’est passé, sans avoir des représentations obscènes de choses très compliquées à montrer.
Il s’agit de votre premier film d’animation. Qu’est-ce que ça change de ne pas travailler en prise de vues réelles ?
Du point de vue de la narration, rien. Du point de vue du processus, tout. Pour quelqu’un qui vient du live, le processus est un peu long mais très intéressant. On ne fait pas de la direction d’acteurs, on fait de la direction de personnages. Les outils ne sont pas du tout les mêmes.
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Comment avez-vous imaginé l’univers visuel du film ?
Quand j’ai lu le livre, j’ai eu l’impression que l’histoire avait toujours été là et que Jean-Claude Grumberg n’avait fait que l’écrire. J’ai voulu retrouver la même sensation. Comme si le film était un souvenir que j’avais fait ressortir. Alors j’ai cherché des images dans la peinture française du XIXème siècle, notamment les tableaux de Courbet. Et puis, en Russie, à la fin du XIXème siècle, le Tsar Nicolas II avait envoyé des peintres faire une topographie des provinces russes. Je me suis aussi inspiré de ces tableaux pour les personnages. Mais c’est en voyant des estampes japonaises qu’avec Julien Grande, le directeur artistique, on a eu l’idée de partir sur un style de dessin proche de la gravure. C’est avec des gravures qu’on illustre les beaux livres, c’est cohérent avec l’esprit du conte.
Votre film est aussi très musical, avec la partition d’Alexandre Desplat et la présence d’effets sonores. Comment est-ce que vous avez travaillé ces éléments ?
Le travail du son a été passionnant, peut-être plus encore sur ce film que pour un autre. Grâce au son, on peut préciser énormément de choses et guider le regard du spectateur. Jusque-là, j’avais toujours travaillé à partir de prises de son direct. Là pour la première fois, on est parti d’une oreille blanche. On a pu définir la nature des pas, la nature du vent et sculpter réellement un espace pour le spectateur.
Malgré sa dimension dramatique, le récit contient des touches d’humour. Pourquoi avoir eu envie d’y incorporer des éléments de comédie ?
J’ai surtout essayé de respecter l’esprit de Jean-Claude Grumberg. Dans ses écrits, il y a toujours une forme d’élégance ou un souci d’être poli avec le public. Comme s’il se disait qu’il fallait tout de même un peu les faire sourire. Pour moi, cette histoire n’est pas un drame. Elle est solaire, elle va vers de belles choses. Mais effectivement, face à une histoire qui peut paraître lourde ou profonde, pouvoir respirer avec des choses plus légères fait du bien. Par goût, je respire mieux quand il y a de la comédie.
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Le film peut être vu comme un appel à notre humanité, même dans les temps les plus difficiles. Quel regard avez-vous aujourd’hui sur notre avenir collectif ?
Honnêtement, je n’en sais rien. Il y a un petit parfum d’avant-guerre assez compliqué à aborder de manière constructive. Ce parfum de tragédie, qu’est-ce qu’on en fait ? Le film a été fait il y a cinq ans. Même si tout n’allait pas bien à cette époque, j’aime qu’il n’ait pas été conçu comme une réponse à quoi que ce soit. Il apporte quand même l’idée que même dans les temps les plus horribles, les hommes sont capables de révéler le meilleur d’eux même. Être la meilleure version de nous-même, c’est une affaire de choix.
Image : © TROISCOULEURS