
Vous êtes un habitué, c’est la septième fois que vous êtes en Compétition à Cannes. Aux balbutiements de l’art thérapie, des psychiatres avaient réalisé que révéler au monde une œuvre artistique était d’une extrême violence, proche d’une amputation. Que ressentez-vous lorsque vous regardez vos films en public ?
Je me sens extraordinairement vulnérable. C’est très émouvant, bouleversant pour moi, particulièrement avec celui-ci, car je ne l’ai encore jamais vu avec un public, seulement avec les techniciens du film. C’est un vertige, soudainement tu es là, entouré de plus de deux mille personnes qui vont voir à l’intérieur de ton âme cinématographique. C’est une expérience unique, et je pense que je ne pourrais pas dire un seul mot ensuite.
Joan Didion, dans L’Année de la pensée magique (2005), a écrit que « les gens qui ont récemment perdu quelqu’un ont un air particulier […] C’est un air d’extrême vulnérabilité, une nudité, une béance. » Le deuil a-t-il affecté votre approche du corps, qui tient une place majeure dans votre travail, et de manière plus générale votre regard ?
Lorsque j’ai perdu ma femme, j’ai lu absolument tous les livres sur le deuil. J’avais été surpris, à la lecture de celui de Joan Didion. Son chagrin est désincarné, elle ne parle jamais du corps de son mari, de sa vie physique, mais seulement de son sens de l’humour, etc. Je me suis beaucoup interrogé sur leur relation. Car comment ne pas penser au corps d’un être qui a passé quarante-trois ans avec vous ? J’ai réalisé que chaque deuil était singulier. Je ne dirais pas que le chagrin a changé ma façon de travailler, mais j’ai ressenti le besoin de le transformer en quelque chose, d’en parler. C’est une expérience inévitable, si l’on vit assez longtemps.
Quelles étaient vos inspirations pour les linceuls high-tech qui donnent son titre à votre film ?
Ils sont le fruit d’une collaboration. Au départ, il n’y avait que quelques lignes descriptives dans le scénario, une idée influencée par la littérature SF mais insuffisante pour les mettre en images. Et puis, en discutant avec le cameraman, ma costumière, etc., les linceuls ont pris forme, car mon équipe a réussi à saisir mon intention, ce qu’ils représentaient pour moi.
Quelle a été la première image que vous avez formée pour ce film ?
C’est assez inhabituel, car la première image que j’ai eue du film est d’ordre presque religieux. C’est la séquence d’ouverture qui se présente comme un rêve : un cadavre flottant et un insecte qui vole au-dessus. Je suis athée, mais l’imagerie est en partie judaïque. Il y a cette idée d’une âme qui s’attarde au-dessus du corps qu’elle occupait et finit progressivement par lâcher prise et s’en détacher. C’était une image, mais nourrie de littérature.
Karsh, le héros du film, est un créateur fou de chagrin qui invente une technologie pour continuer le dialogue avec le corps en décomposition de sa femme. Peut-on dire que c’est un autoportrait ? Ses interrogations, ses doutes sur son œuvre sont-ils les vôtres aussi ?
Oui, Karsh peut être vu comme mon double cinématographique. Je me suis posé beaucoup de questions pour créer le cimetière high-tech du film. Le cinéma est un art très technique. Grâce au streaming, je regarde beaucoup de vieux films. Et lorsque je revois ces films que je regardais jeune, je me dis que tout le monde est mort, les acteurs mais aussi les techniciens derrière la caméra. Le cinéma, c’est un art de cimetière, et je ne dis pas cela dans un sens déprimant, il a le pouvoir de laisser revenir les fantômes.

Dans le dossier de presse, vous exprimez d’ailleurs cette envie de faire un cinéma de cimetière, un cinéma tombal…
Oui, car l’existence physique continue dans les cimetières, elle évolue, il y a un processus biologique qui m’intéresse.
A LIRE AUSSI : « The Shrouds », une première image pour le nouveau film de David Cronenberg
Dans votre film, deux hommes se disputent non pas une femme, mais des morceaux de cette femme, un sein, un avant-bras. Peut-on voir le film comme une comédie romantique macabre ?
Oui, absolument ! Je pense qu’il y a un peu de comédie romantique dans le film, avec de l’humour. Il permet de dire des vérités sans être trop sentimental ni ridicule. Je n’ai jamais fait un film sans humour…
Ça me fait penser à la scène de rendez-vous amoureux raté qui est extrêmement drôle, celle dans laquelle Karsh, lors d’un premier date, en vient à proposer à la personne qu’il rencontre de venir voir les restes de sa femme défunte au cimetière. Comment avez-vous imaginé cette scène ?
Je ne veux pas devenir trop personnel, mais l’inspiration pour cette scène, j’en ai peur, vient de ma propre expérience… C’est pour cela que je ne me lance pas sur Tinder, je sais que cela serait un désastre. Donc je n’ai pas exactement vécu cette scène, mais des choses suffisamment proches, disons, pour que plusieurs personnes puissent se reconnaître…
A LIRE AUSSI : Scène culte : « Chromosome 3 » de David Cronenberg
Est-ce que l’ennemi de Karsh, le docteur qui a soigné sa femme, est aussi votre double, une version de vous-même plus jeune, plus insouciante pour disséquer des corps et faire des expériences ?
Non ! C’est sans aucun doute mon ennemi.

Vous parlez souvent des contingences économiques propres à la vie des réalisateurs. Si l’on vous confiait un budget illimité et des super-pouvoirs, quel film auriez-vous envie de faire ?
Ce serait terrible ! Je n’ai pas vu Megalopolis [de Francis Ford Coppola, sorti en septembre dernier, dont le budget, en partie financé par le cinéaste, est estimé à 120 millions de dollars, ndlr], mais plusieurs personnes m’ont dit qu’il avait eu trop d’argent pour le faire. C’est le sien, libre à lui de le dépenser. Et Francis Ford Coppola est un immense réalisateur, j’ai donc beaucoup de curiosité pour le film, mais je pense que n’avoir aucune contrainte est une malédiction. Il n’existe pas de liberté absolue. Faire des films demande des restrictions, de la discipline. Je ne souhaite pas de budget illimité pour faire un film. Par contre, je vivrais très bien avec si l’on me le versait dans la poche. Je saurais très bien gérer cette liberté absolue dans la vie.
A LIRE AUSSI : Justin Stephenson, concepteur de titres : « David Cronenberg me laisse un grand espace de création »
Vos films ont inspiré de nombreux cinéastes, quels sont ceux et celles qui vous inspirent ?
À cette heure de ma vie, je n’ai plus réellement besoin d’inspiration. Mais c’est très doux pour moi de voir émerger une nouvelle génération de réalisateurs, particulièrement de jeunes réalisatrices comme Julia Ducournau ou Coralie Fargeat, qui s’inspirent de mon travail. C’est très encourageant de se dire que l’on a été une force positive dans le monde du cinéma.
A LIRE AUSSI : David Cronenberg : « Pour moi, un cinéma sans humour est un cinéma inhumain »
Si la technologie des linceuls du film existait, voudriez-vous en bénéficier à votre mort ?
Si elle avait existé à la mort de ma femme, je pense que j’aurais pu l’utiliser, oui, et pour moi-même, je pense aussi. Je sais que cette idée est effrayante pour beaucoup de gens, de voir le corps de leurs proches en décomposition, mais, lorsque l’on regarde toutes les pratiques funéraires qui existent à travers le monde, certaines peuvent nous paraître vraiment très étranges et macabres. Je pense donc que c’est un rituel funéraire qui peut aussi être vu comme raisonnable, quelque part…
Est-ce que vous avez un nouveau film en tête ?
Non ! Si vous avez des idées, faites-le-moi savoir. Je ne sais pas du tout ce que je vais faire ensuite, et c’est une liberté que j’aime. Tout est possible…
Les Linceuls de David Cronenberg, Pyramide (2 h), sortie le 30 avril