Avant que l’on vous propose l’entretien, on savait que vous vous intéressiez chacune au travail de l’autre. Quels échos y avez-vous décelés ?
Lætitia Dosch : Ce qui m’a touchée, c’est qu’Ovidie parle du fait qu’un chien peut sauver une femme.
Ovidie : Ce qui m’a marquée, c’est cette synchronicité, qu’on sorte à quelques semaines d’écart un travail sur le chien [le livre d’Ovidie est paru en avril, tandis que le film de Lætitia Dosch a été présenté en mai à Cannes, dans la section Un certain regard, ndlr]. Le clébard, d’habitude, ce n’est pas un sujet légitime. Ton film m’a scotchée, m’a émue.
L. D. : Ton livre, je m’y sentais chez moi. Cette idée du chien qui sauve la femme, ça m’a touchée parce c’est inconscient dans mon film. Avril [l’avocate du chien incarnée par Lætitia Dosch, ndlr] devient compétente en aimant, en défendant, en se reconnaissant dans ce chien. C’est inspiré de faits réels, cette histoire : c’est un procès qui est allé jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. Malgré un appel, le chien a été tué dans la nuit, de façon illégale. Pour moi, ça représente l’endroit où on est de notre rapport au statut animal, à l’écologie. On pense que tout est à notre disposition. On n’a pas encore changé notre manière de voir.
« Le Procès du chien » de Laetitia Dosch : animal social
Ovidie, vous écrivez que tous les chiens qui vous ont accompagnée sont le reflet d’une époque de votre vie. Lætitia, quel miroir de notre époque projette Cosmos, le chien du Procès du chien ?
L. D. : Je vais parler du chien-acteur, Kodi, qui a grandi dans la rue, a été récupéré par des dresseurs. Il pouvait être violent, il avait dû développer des résistances dans la rue. Là, il a son nom au générique, il a son nom sur l’affiche, il a eu la Palm Dog [prix récompensant chaque année le meilleur chien-acteur au Festival de Cannes, ndlr]. C’est un acteur : quand on dit « Coupez !», il comprend. On ne pense pas que les animaux puissent avoir cette conscience-là. Quant au personnage de Cosmos, il représente une complexité. D’où le chaos qu’il crée, engendrant plein de questions de société importantes qui nous laissent dans le flou.
Il y a notamment un grand flou autour du statut juridique du chien…
O. : Le chien considéré comme un bien meuble, c’est quelque chose qui a évolué ces dernières années en France, au début des années 1980 par exemple. C’est ce que raconte Jean-Pierre Hutin, qui était le fondateur de 30 Millions d’amis [à la fois une émission de télévision lancée en 1976 et une fondation créée en 1995, dédiées aux animaux, ndlr]. On avait le droit d’abattre un chien sans risquer aucune poursuite pénale. Il y a quand même eu une évolution grâce aux militants pour la cause animale, majoritairement portée par des femmes. Le statut juridique en Suisse, comme je l’ai compris en regardant le film, est différent.
L. D. : Pour l’histoire, j’ai un petit peu modifié la loi. Dans le film, le chien est assimilé à une chose, à un bien [alors que, dans la loi suisse, les animaux domestiques ne sont plus assimilés à des objets. Une modification du Code civil en 2003 reconnaît les animaux comme des êtres vivants dotés de sensibilité, ndlr]. Donc un bien, on ne le tue pas, on le détruit – c’est pratique pour les non-végétariens. Si on remettait ça en cause, on ne pourrait plus manger d’animaux, donc ce serait un grand changement de société. J’ai simplifié, parce que ça me permettait de faire des parallèles avec les femmes, qui doivent correspondre à des codes.
« Mille fois dans ma vie des chiens m’ont protégée de violences. » Ovidie
Dans Le Procès du chien, on se demande si le chien, Cosmos, n’est pas misogyne ; et dans Assise, debout, couchée ! il y a la chienne Brünnhilde qui est misandre. Comment le fait de parler des chiens par le prisme des rapports de genre vous est paru une piste intéressante à explorer ?
O. : Déjà, il me semble que femmes et chiens font route commune depuis la nuit des temps, ayant été assignés à la domesticité, aux basses besognes. Avant d’écrire ce livre, ce lien entre femmes et chiens, je l’ai toujours vu instinctivement, mais je n’avais pas encore pris le temps de le théoriser. Par exemple, dans le cas de violences intrafamiliales, les chiens sont souvent dans l’équation. Une femme qui en est victime a cinq fois plus de risques de voir son chien battu qu’une femme qui n’en est pas victime. Je voyais des chiens victimes collatérales de ces violences masculines.
L. D. : Ça m’a beaucoup fait pleurer, ça.
O. : Mille fois dans ma vie des chiens m’ont protégée de violences, et a fortiori de violences masculines, de harcèlement de rue, d’agressions… Le dog privilege, c’est le fait de pouvoir se balader dans la rue avec son gros clébard et que personne ne vienne nous agresser, nous emmerder, nous harceler. Quand je me promène dans la rue avec Brünnhilde, j’ai carrément le dog privilege.
L. D. : Ça peut être aussi le dog Tinder, parce que ça drague sec quand on se promène avec un chien.
O. : Parmi les personnes que je fréquente, ce sont mes chiens qui m’aident à faire le tri en général.
L. D. : J’avais lu Chien blanc, le roman de Romain Gary, sur un chien raciste [dans ce roman publié en 1970, un chien est dressé pour s’attaquer aux personnes noires dans le contexte de la lutte des Noirs américains pour les droits civiques, ndlr]. Il y avait cette histoire qui m’avait énormément touchée du dresseur noir qui lutte pour guérir le chien de ce racisme, comme s’il allait guérir le monde du racisme. Je me suis dit que ce serait bien si mon héroïne faisait la même chose avec les femmes.
Le Procès du chien de Laetitia Dosch
Quels chiens de cinéma vous ont marquées ?
L. D. : Moi, c’est Benji [petit chien espiègle héros de plusieurs films de Joe Camp, comme Benji (1976) ou Benji la malice (1988), ndlr]. Ce chien m’avait fait pleurer, il n’était pas conventionnel.
O. : Pour moi, c’est Beasley, le chien-acteur qui jouait dans Turner et Hooch [comédie dramatique sortie en France en 1990, sur un inspecteur de police, joué par Tom Hanks, dont la vie sera perturbée après qu’il adopte le dogue de son ami défunt, ndlr]. J’ai dû le voir deux cents fois, et je pleure toujours à la fin, quand Hooch se prend une balle. D’ailleurs, maintenant, je coupe un petit peu avant. Il y a une règle au cinéma : ne pas faire mourir le chien ; Turner et Hooch, c’était un scandale ! Il y en a qui se sont ligués contre Tom Hanks qui avait insisté pour que le film se termine comme ça.
L. D. : C’est peut-être un travail pour le spectateur de regretter la mort du chien, et de se poser la question du statut animal, des autres espèces, à travers sa mort.
O. : La représentation du chien au cinéma est très genrée, surtout dans les films pour enfants, avec le petit mâle qui est vif, nerveux, intrépide, malin, et la femelle qui ne sert qu’à être une génitrice, ou à être jolie avec des poils bien coiffés.
On a l’impression que vous faites attention, l’une et l’autre, à ne pas tomber dans l’anthropomorphisme…
L. D. : Franchement, je crois qu’il y a de l’anthropomorphisme dans mon film. Il y a mon point de vue sur le chien, comme sur tous les autres acteurs qui servent l’histoire. Notre souci, c’était de ne pas en faire un chien de comédie qui a toujours la bonne réaction au bon moment, mais de ne pas non plus en faire un animal sauvage, dangereux.
O. : Il y a un rapport honnête au chien dans ton film. Moi aussi, j’aborde les chiens avec leurs imperfections. Par exemple, j’ai récupéré une de mes chiennes en SPA il y a douze ans. Elle vient pour les balades, pour la gamelle, une fois de temps en temps pour une caresse, mais elle n’a rien à foutre de moi. Je crois qu’il faut accepter ça. Je pense que c’est même limite une violence qu’on leur fait que de tomber dans l’anthropomorphisme. Il y a des pâtisseries, des crèches pour chiens, mais je ne suis pas sûre qu’ils kiffent tant que ça. Je crois qu’il faut accepter qu’un chien, ça pue. Lætitia, j’ai une question à te poser. Chaque fois que j’ai travaillé sur des tournages avec des dresseurs canins, je ne les ai pas trouvés très sympas avec les clébards. Ça m’a posé plein de questions sur le rapport que tu peux avoir en tant que cinéaste avec les chiens-acteurs…
L. D. : Quand j’ai commencé le casting de chiens, je suis allée voir plein de dresseurs. Je t’avoue que j’ai vu des choses… Je me disais que je ne pouvais pas travailler avec des gens comme ça. Ça a été notre souci, de tout faire pour que le chien soit le plus heureux possible. Les dresseurs de Kodi disaient : « Un chien, c’est un chien, et le cinéma, ce n’est pas son travail, c’est son hobby. » Donc il faut ménager ses heures. J’ai réécrit le scénario en fonction du chien, de ce qu’il était, de ce qu’il savait faire. Ensuite, on a listé toutes les actions et on les a étiquetées : « très facile », « difficile », « pas possible »… On a beaucoup répété avec Kodi pour créer une relation avec lui. Sur le tournage, il avait sa loge. Quand il était crevé, on s’arrêtait, il faisait une petite sieste et on reprenait.
« Quand un chien mord, c’est comme s’il retrouvait son cri du loup, son origine. » Laetitia Dosch
Le procès du chien a lieu à cause de la morsure qu’a subie Lorene Furtado, une femme de ménage portugaise. Ovidie, vous parlez de la morsure comme marqueur d’identité, rite de passage…
O. : C’est ce que j’appelle « la marque du chien ».
L. D. : Ce passage du livre est hyper beau. Et c’est transgressif parce que les chiens doivent obéir à nos règles. On est leurs parents idéaux, donc ils ne doivent pas nous mordre. Dans le film, Cosmos mord parce qu’on s’attaque à sa nourriture. C’est comme s’il retrouvait son cri du loup, son origine – ce que peut-être on lui a fait perdre à travers des années de domestication.
O. : Il y a des comportements archaïques qui remontent. Le chien qui m’a mordue quand j’étais petite, dont je parle dans mon livre, même sur l’instant je ne lui en ai pas voulu, et je ne lui en ai jamais voulu, parce que c’était ma faute, je suis entrée sur son territoire.
Ovidie, vous aviez créé en 2019 le Festival international de films de chiens, qui se déroulait chez vous, en Charente, et durant lequel les chiens étaient accueillis en tant que spectateurs. Comment en avez-vous eu l’idée ?
O. : Je me suis inspirée de ce que j’ai vu à Londres : des séances spéciales pendant lesquelles on pouvait voir un film avec ses chiens. On avait choisi un endroit où il y avait un cours d’eau pour que les chiens puissent se baigner. Il y avait quelque chose de politique là-dedans. C’était réintégrer le chien dans des espaces où ils ne sont pas les bienvenus. Je trouve qu’il y a de plus en plus d’espaces interdits aux clébards. On ne peut plus les amener nulle part. Il y a quinze ans, on allait avec eux au resto, dans les magasins, à la plage…
L. D. : Moi, j’ai fait des projections-tests chez des amis qui avaient leurs chiens. Et les chiens réagissaient beaucoup pendant le film, notamment dès qu’il y avait des loups. Du coup, j’ai demandé à mes distributeurs de faire des projections « chiens-friendly ». On en a fait une en Croatie : il y avait quatre cents personnes et cinquante chiens. Ça a rajouté du sens au film.
Assise, debout, couchée ! d’Ovidie
(JC Lattès, 234 p., 18,90 €)
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Le Procès du chien de Lætitia Dosch, The Jokers (1 h 25), sortie le 11 septembre
Illustration : Charlotte Molas pour TROISCOULEURS