Vous êtes l’invité d’honneur de cette édition des Saisons Hanabi. Qu’est-ce que cela vous fait, d’être désormais considéré en France comme l’un des chefs de file du cinéma japonais contemporain ?
Chef de file, je ne sais pas, c’est peut-être exagéré ! Je suis un quadra, et le fait d’être mis en avant tient sans doute à une question de timing. J’ai atteint l’âge où on commence à être davantage mis sur le devant de la scène. Cette invitation me permet de présenter Love Life en France, tout en accompagnant des cinéastes de ma génération.
Quel regard portez-vous sur eux ?
Des cinéastes comme Shō Miyake ou Kei Ishikawa ont des univers très forts, avec des styles assez prononcés. Je pense que les spectateurs apprécieront de découvrir, à travers leurs films [respectivement La Beauté du geste, l’histoire d’une jeune boxeuse évoluant dans les faubourgs de Tokyo, et A Man, celle d’une femme qui engage un avocat pour enquêter sur son mari disparu qui lui cachait sa véritable identité, ndlr], toute la diversité du cinéma japonais contemporain. Je trouve d’ailleurs très salutaire que la sélection ne tombe pas dans le piège de l’exotisme, puisque les films présentés ne correspondent pas du tout aux clichés occidentaux sur la culture japonaise.
Vu à Venise 2022 : « Love Life » de Kōji Fukada
Le festival se clôturera avec la projection de La Comédie humaine (2008), l’un de vos premiers longs métrages, encore inédit en France, dans lequel trois histoires s’entremêlent. Comment le considérez-vous au regard de la suite de votre carrière ?
C’est un film que j’ai réalisé en totale indépendance, dans une économie extrêmement restreinte. On a tourné avec une équipe réduite, composée de mes amis et des gens qui m’ont soutenu dès le départ. Je dirais aujourd’hui que c’est le film qui représente peut-être le mieux mon cinéma d’un point de vue personnel. Cela tient justement du fait que j’ai pu avoir une liberté absolue : ne pas avoir de compte à rendre permet de s’approcher au plus près de ce que l’on a voulu faire.
Depuis Hospitalité, qui vous a fait connaître en France en 2011, vous avez énormément tourné. Comment tenez-vous la cadence ?
J’ai eu beaucoup de chance. J’ai été très bien entouré, avec des équipes très motivées. Par ailleurs, je ne me rendais pas compte que je tournais beaucoup, parce que, dans la tradition du cinéma japonais, tourner un film par an n’a rien d’exceptionnel. Les cinéastes japonais que j’admire, comme Yasujirō Ozu ou Kinuyo Tanaka, ont tourné énormément de films, parfois dans des laps de temps très courts. Le système de production japonais encourage cela, puisque lorsque l’on ne tourne pas on n’est tout simplement pas payés ! Ce n’est que depuis que je voyage à l’étranger que j’ai pris conscience que ce rythme était soutenu. Aujourd’hui, je crois être arrivé à un point où je ne sais plus si c’est une bonne chose. Peut-être que je ralentirai la cadence à l’avenir. Pour l’heure, j’écris un nouveau film. Je séjourne en ce moment au nord de la préfecture d’Okayama, une province assez reculée. Je suis dans une toute petite ville. C’est la première fois que je travaille comme ça, en immersion, pour m’imprégner vraiment de la ville, pour savoir comment les gens y vivent.
« Suis-moi je te fuis / Fuis-moi je te fuis » de Kōji Fukada : un troublant diptyque sur l’amour
Quel est le point de départ de Love Life ?
Ce film est inspiré d’une chanson de variété japonaise d’Akiko Yano, une chanteuse, autrice et compositrice que j’aime beaucoup. Le titre du film est tiré d’un morceau que j’ai découvert quand j’avais 20 ans et qui m’a bouleversé. Akiko Yano n’est pas quelqu’un qui cherche le succès. Elle est connue, mais c’est une musicienne d’une très grande exigence. Ses fans sont des puristes. J’espère que le film sera l’occasion, pour le public français, de la découvrir.
Au départ, les personnages sont plongés dans le déni. Ils n’arrivent plus à communiquer, et c’est une situation qui revient souvent dans vos films. Est-ce un problème auquel vous avez déjà été confronté ?
Je pense avoir vécu une vie ordinaire, donc je ne dirais pas que cela vient de mon expérience personnelle. C’est plus lié à une conception que j’ai de la vie, où je considère que tout reste incertain, qu’il ne peut y avoir de constante. Cela tient peut-être aussi au contexte dans lequel j’ai grandi. Dans les années 1990, de forts tremblements de terre ont bouleversé le pays. C’est l’époque de l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo, et une période où de nombreux crimes ont été perpétrés par des collégiens. Grandir dans ce climat a sûrement contribué à insuffler une part d’imprévu et d’inattendu dans mes fictions, qui peuvent avoir l’air ordinaires.
« Le Soupir des vagues » : mémoire inquiète
Le film s’ouvre sur un grave accident. Comment avez-vous abordé la mise en scène d’un tel drame ?
Sans trop en dévoiler, je dirais que l’objectif était de ne pas rendre perceptible l’imminence du drame. Cela rejoint ce que je viens d’expliquer : je voulais montrer que dans la vie l’inattendu nous guette et peut surgir à tout moment. J’avais envie que le spectateur soit surpris par ce type d’événement dramatique, qui fait pourtant partie intégrante de notre quotidien.
La surdité de Park implique pour les autres héros de le regarder en face pour lui parler. Comment avez-vous écrit ce personnage malentendant, central dans le récit ?
Si j’ai eu l’idée du film il y a longtemps, je n’ai pas tout de suite pensé à en faire un personnage malentendant. Ce n’est que lorsque j’ai réécrit le scénario, en 2018, que je me suis demandé si je ne pouvais pas ajouter un élément dramatique, avec l’idée de faire parler aux deux anciens époux un langage que le nouveau mari ne pourrait pas comprendre. À ce moment, je venais de participer, en tant qu’intervenant, à un festival à Tokyo avec des sourds et malentendants. Pour la première fois, j’ai été en contact avec la langue des signes. Je pensais jusqu’à présent qu’il ne s’agissait que d’une langue fabriquée pour compenser un handicap. Il n’en est rien. C’est une langue à part entière, et surtout qui remplit l’espace. Elle m’a semblé très cinématographique, et elle pousse les personnages à se regarder dans les yeux. Plutôt que de se demander pourquoi avoir convoqué un personnage malentendant, il faudrait presque m’interroger sur les raisons qui ont fait qu’il n’y en avait pas dans mon cinéma auparavant.
Rencontre avec Kōji Fukada le 7 juin, puis projection de son dernier film, Love Life, au mk2 Bibliothèque, à 18 h
Les Saisons Hanabi printemps 2023, du 7 au 13 juin, 7 films japonais en avant-première
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