Le personnage que vous vous êtes écrit est généticienne. Pourquoi cette science de l’hérédité vous intéresse ?
Moi, j’ai toujours aimé la science, petite je lisais des bouquins de science, de médecine. D’ailleurs, j’aurais voulu faire ça de ma vie, je n’étais pas du tout quelqu’un de créative à la base, c’est venu après…Ce film vient de ma fascination pour l’attachement mère-enfant. Par rapport à l’idée d’hérédité, il y a quelque chose de très fort quand on dit « Chair de ma chair ». Quand on parle de ses parents, de ses enfants, de sa famille, on sent quelque chose de presque physique. Etrangement, quand mon fils se blesse, je ressens aussi sa douleur… Je sens en moi les gènes de mon père, de ma mère… À la naissance d’un enfant, on sent de quoi il va être fait.
« My Zoé » : un drame implacable
Le film déroule des questionnements éthiques insolubles. Comment les avez-vous abordées ?
Qu’est-ce qui fait notre unicité ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que l’âme ? Ce sont des questions qui, lorsqu’elles croisent la science, m’intéressent parce qu’elles sont un peu taboues. Après, suis-je d’accord avec le chemin de cette mère que j’incarne ? Je ne sais pas.
« Où s’arrête la limite de ce qui est acceptable éthiquement ? Je sais qu’en France, il y a plein de problèmes avec ça. »
Dans vos films, le thème de la famille recomposée est récurrent. Comment ça vous touche ?
Je ne vis pas avec le père de mon fils. C’est toujours un peu compliqué le partage d’un enfant. C’est l’histoire terrible et fascinante du roi Salomon : est-ce qu’on peut garder un enfant vivant si on le coupe en deux ? Dans ce film-là, je voulais décrire une situation très dure, très cruelle, destructrice.
Avez-vous à cœur de faire évoluer les représentations autour de la famille ?
On peut se demander : qu’est-ce que la normalité ? Alors, oui, en effet, une femme de 60 ans qui est enceinte [une séquence montre des femmes très âgées enceintes, ndlr.] ce n’est pas normal, c’est contre-nature. Mais, à ce moment-là, une greffe de cœur ou une transfusion sanguine ne sont-elles pas contre-nature ? Où s’arrête la limite de ce qui est acceptable, de ce qui ne l’est pas éthiquement ? Il y a des sociétés où ça l’est, aux États-Unis, par exemple. Je sais qu’en France, il y a plein de problèmes avec ça. Mais, je veux dire, ça ne blesse personne physiquement !
Il est beaucoup question de l’éducation de la petite Zoé dans le film. Vous, l’éducation libertaire de vos parents, les comédiens Albert Delpy et Marie Pillet, a-t-elle eu une incidence sur votre parcours ?
Oui. J’ai été élevée avec beaucoup d’ouverture d’esprit sur tous les sujets. J’ai été élevée avec un père habillé en femme au théâtre et c’était vu de manière très positive. Il y avait quelque chose de très joyeux dans tout ça – bon, jusqu’aux années 1980, avec le sida, où certains amis de mes parents sont morts… Mais j’ai eu de la chance, car j’ai été en avance sur certains sujets. D’un autre côté, ça a été dur car, étant élevée dans cette valeur d’égalité homme-femme, ça a clashé après dans le cinéma où il y avait cette idée que la femme doit être soumise à un Pygmalion. C’était inacceptable pour moi.
Je détestais cette idée tant au niveau physique qu’au niveau émotionnel. Je ne voulais pas être la chose d’un réalisateur, je me suis battue contre ça. Et je me suis faite un peu rembarrée, traitée de moraliste, de chieuse aussi parce qu’à l’époque si on disait non on était une chieuse. J’ai réalisé qu’il fallait que j’écrive mes propres rôles et que je devienne la propre cheffe de mon existence. Ça m’a décidé à devenir réalisatrice. Ça a pris du temps : j’ai écrit mon premier scénario, j’avais 16 ans, et mon premier film pour lequel on m’a donné de l’argent j’en avais 36 [avant cela elle a réalisé Looking For Jimmy, autoproduit en 2002, ndlr], ça a pris vingt ans !
Il paraît que vous figuriez auprès de vos parents dans les pièces d’Arrabal, de Copi, de Topor. Quels souvenirs vous en avez ?
C’était la folie, évidemment. C’étais des gens fascinants et en même temps un peu fous. Copi prenait beaucoup de drogues. Arrabal et Topor aussi, mais ils avaient des folies intéressantes, pas une folie triste, autodestructrice comme Copi. Bizarrement, j’étais assez protégée de ça, à la maison c’était un cocon. Je n’étais pas exposée à la drogue, il y avait juste pas mal de vin. Enfin, il y avait de la vie. De les voir sur scène, c’était fou. Je me souviendrai toujours d’avoir vu une pièce de Copi où il jouait une femme d’un côté, et quand il se tournait de l’autre côté, il était en homme.
Des hommes qui jouaient des femmes, c’était incroyable pour l’époque, la fin des années 1970. Je me souviendrai toujours de mon père qui changeait de serviette hygiénique sur scène, un truc hallucinant avec des mecs sans culotte et des robes roses, je voyais leur zizi mais ça ne me choquait pas, car je savais que j’étais protégée, avec mes parents. Et puis c’était de la fiction, de l’art. C’est marrant d’être élevée comme ça, je ne sais pas quel en est le résultat. J’ai plein de problèmes mais les problèmes que j’ai c’est plus par rapport à la maladie, à la mort, parce que ma mère Marie Pillet, qui est décédée en 2009, a été malade toute mon enfance. Ce sont des traumatismes qui ne sont pas du tout liés à la créativité de mes parents, à leur côté anar.
Dans Le Skylab en 2009, juste après la disparition de votre mère justement, vous revisitiez votre été 79. En général, vous travaillez comme ça, avec des souvenirs que vous refictionnalisez ?
Pas pour My Zoé, qui est vraiment la projection dans un monde parallèle qui, j’espère, n’existe nulle part dans l’univers car c’est une histoire très triste – mais avec une fin différente de ce qu’on attend d’un drame, justement. Oui, j’aime beaucoup m’inspirer de moments dans ma vie. Ce scénario, il est sorti tout seul, je l’ai écrit à partir de souvenirs d’enfance, de sensations de bien-être à la campagne avec les parents qui s’engueulent ou qui sont bourrés tout le temps, les discussions politiques qui vrillent systématiquement avec une partie de la famille à droite tandis que l’autre est à gauche… C’était ma Madeleine de Proust. Des souvenirs chaleureux, même s’il y a des zones d’ombre.
Quand vous êtes partie étudier le cinéma à New York, quels étaient les cinéastes qui vous importaient ?
Bergman, Douglas Sirk, Billy Wilder, Godard, Woody Allen…
Depuis que vous vivez aux États-Unis, votre perception de l’industrie hollywoodienne a-t-elle évolué ?
Les choses changent un peu par rapport aux femmes réalisatrices – même si ce n’est toujours pas aussi facile, c’est pour ça que je vais faire des films en Europe. Il y a aussi toujours aussi ce côté moraliste – c’est pour ça que je vais voir beaucoup de stand up, je trouve que c’est un milieu où il y a un peu plus de folie qu’à Hollywood [elle avait d’ailleurs embauché Chris Rock, acteur de stand up, pour 2 Days In New York, ndlr] Je retrouve un peu la liberté dans laquelle j’ai été élevée, cette idée de se ruer dans les brancards, de dire ce qu’on veut.
En tant que Franco-américaine, pensez-vous que votre vision de la société étatsunienne est plus acerbe, plus corrosive que celle des Américains ?
Je suis très Française à la base, culturellement. Mais évidemment j’ai aussi cette culture américaine en moi maintenant [elle a été naturalisée Américaine en 2001, ndlr.] C’est intéressant d’être les deux, ça me permet de voir un peu plus clairement, de savoir me détacher de ces cultures. Ça paraît prétentieux de dire ça mais ça marche aussi pour la vision que j’ai de la France, avec tous ces gens qui se plaignent. J’ai envie de leur dire, venez voir comment ça se passe aux États-Unis, sans système social. Il y a des avantages et des inconvénients dans les deux pays, rien n’est parfait.
Looking for Jimmy tourné en 24 heures, la série des 2 Days qui se déroulent sur deux jours, La Comtesse où l’héroïne lutte contre le temps qui passe…Il y a souvent l’idée d’une certaine urgence, ou même d’une course contre la montre dans vos films. À quoi ça tient ?
Quand je lis des choses sur le temps, j’ai l’impression de ne pas en avoir totalement la même perception que les autres. C’est pas du tout linéaire pour moi. Quand j’écris des scénarios, je me plonge dans leur espace-temps. Par exemple, j’ai écrit La Comtesse en une semaine, et c’est comme si j’étais dans cette bulle de temps…
C’est marrant, je lisais récemment un truc sur Lewis Caroll, dont le Alice au pays des merveilles est une de mes histoires préférées – je l’ai d’ailleurs adaptée dans mon tout premier scénario, Le Devoir des idiots, que j’ai écrit à 16 ans mais que je n’ai jamais réalisé. Ça parlait du fait qu’il avait de très fortes migraines – comme je peux moi-même en avoir. Les migraines, c’est très étrange, ça vous provoque une sensation où le temps disparaît. Elles sont tellement fortes que je perds le sens du moi, je ne sais plus qui je suis. Donc peut-être que je me sens obligée de contenir mes films à cause de ce truc physiologique, et de cette appréhension du temps.
J’ai lu qu’une discussion que vous aviez eu avec Krzystof Kieslowski, cinéaste avec qui vous avez tourné Trois Couleurs : Blanc en 1994, a été importante par rapport à My Zoé. Quelle était-elle ?
C’était sur ce qu’est le destin le fait de l’accepter ou d’aller à son encontre – on parlait du premier film de son cycle Le Décalogue. Si on sort de chez soi une seconde plus tard que ce que le destin avait prévu, la vie va être complètement différente. C’est une question obsessionnelle chez moi, je suis obligée d’en faire abstraction sinon je ne vis plus. Quel avion je prends, à quelle heure, quel est son numéro de série… Si je commence à penser à ça, ça devient un cauchemar. On parlait de ça, et de maternité aussi, bien avant que je sois mère… J’aimais beaucoup Kieslowski, je m’entendais très bien avec lui, il avait beaucoup d’humour. Il était passionnel, intello, mais pas de manière prétentieuse comme certains intellos français – pas tous, hein, je parle des faux intellos !
Un podcast pour l’après-midi: Une balade à travers l’oeuvre de Krzysztof Kieślowski
Vous préparez actuellement une série pour Canal +, en partenariat avec Netflix, On The Verge. Avec la trilogie des Before de Richard Linklater, dont vous avez écrit les scénarios de deux épisodes – Before Sunset et Before Midnight – vous aviez déjà expérimenté la sérialité. Qu’est-ce que ça vous apporte cette façon d’écrire ?
Comme j’ai un peu l’obsession de la fin, de la mort, moi j’aime bien la non-finalité, l’idée de laisser les choses ouvertes. D’ailleurs, ça va vous paraître fou, mais je n’ai jamais lu la dernière page d’aucun roman. Je ne sais pas comment finir. C’est spécial…
Mais du coup, vous n’est pas angoissée à l’idée de devoir trouver une fin pour vos propres films ?
Non, parce que, pour moi, les films continuent dans ma tête après la fin ! Dans les romans, ce n’est pas à moi d’imaginer la suite, c’est aux auteurs. Mais, bizarrement, on sait quand même la fin avant de lire la dernière page. Pour les films, c’est pas pareil, je les regarde jusqu’à la fin… C’est peut-être un TOC que j’ai eu pendant des années, il faudrait peut-être que j’arrête et que je me mette à lire toutes les fins. Je dirais : ah, mais j’ai enfin compris !
My Zoé de Julie Delpy, Bac Films (1 h 42), sortie le 30 juin
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