Itsaso Arana : « Dans le film, on joue aux princesses, mais pas pour le regard masculin » 

Avec « Les filles vont bien », l’actrice espagnole Itsaso Arana (révélée en 2020 dans « Eva en août » de Jonás Trueba, qu’elle a coécrit) signe un premier long métrage fin et solaire, dans lequel elle met en scène une troupe de comédiennes venues s’isoler dans une maison de vacances pour créer leur pièce de théâtre, en plein été. La passionnante cinéaste nous a parlé des ressorts intimes de ce film-essai féministe, qui illumine notre hiver.


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Les Filles vont bien raconte un processus de création. Comment le film a-t-il lui-même été créé ? 

Tout est allé très vite. C’était plein de vie, de tension créative. C’est un cinéma très artisanal. On a eu un petit budget et seulement 15 jours de tournage. L’idée du film se résume à cette maison de campagne, mes actrices. Je sentais que je ne voulais pas attendre un, trois ou quatre ans, ni faire un film d’une façon plus traditionnelle. J’ai vraiment senti que c’était le moment. La forme finale qu’allait prendre mon film ne m’importait pas. Personne ne l’attendait et on l’a fait ! 

La Princesse au petit pois est une référence qui parcourt le récit, lui permet d’évoluer. Comment ce conte vous a-t-il inspirée ? 

Je l’ai découvert quand j’étais petite et, je ne sais pas pourquoi, mais il a eu beaucoup d’impact. Il avait quelque chose de fascinant et terrifiant [le conte, écrit par Hans Christian Andersen et paru en 1835, raconte l’histoire d’un prince en quête de la princesse parfaite. La mère de ce dernier élabore alors un test pour la trouver : toutes les candidates doivent dormir sur une pile de vingt matelas et vingt édredons en plumes d’eider, sous lesquels se trouve un petit pois. Si la peau de la princesse est suffisamment délicate, elle le sentira, ndlr]. Puis j’ai lu le livre La Femme à part de Vivan Gornick, qui le mentionne.  Et… wouah… Ce souvenir m’est revenu de manière très forte. Vivian Gornick en parle d’une façon très spécifique. Moi, j’ai senti ce petit pois toute ma vie, je me suis battu contre. Je me suis pendant longtemps sentie trop sensible, trop fragile. Finalement, j’ai fini par me dire que ce petit pois était en fait mon trésor, ma façon d’être dans ce monde, que je devais être en paix avec ça. J’ai commencé à me dire que mon insatisfaction par rapport à ma propre vie pourrait devenir ma force. Je crois que le film vient de cette fragilité. 

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Cette image de la princesse revient comme un leitmotiv dans le film. Pour la pièce qu’elles se créent, les comédiennes portent elles-mêmes des robes de princesse. Comment avez-vous joué avec cette vision et ce corpus très patriarcaux ? 

C’est comme une réappropriation. Dans le film, on joue aux princesses, mais de la façon qu’on veut, pas pour le regard masculin. On va se regarder nous-mêmes, on va changer le point de vue. Pour moi, tout ce truc avec les robes, la présence du prince, ce sont des choses avec lesquelles on joue, qui ne dépendent plus du regard masculin. Si une robe ne nous va pas, ce n’est pas grave, on en change. 

Quel genre de petite fille étiez-vous ? Est-ce que vous aviez la même audace que la petite Julia dans le film, qui finit par être adoptée par les actrices ? 

Non ! J’aurais aimé être comme elle, mais j’étais très timide. J’étais très sage, un peu nerd. J’étais tout le temps en train de jouer des personnages, de danser… Mais je me sens plus libre maintenant que quand j’étais une enfant. 

Le film est très choral, il traverse beaucoup d’expériences féminines. Comment avez-vous travaillé avec vos actrices, qui ont gardé leurs vrais prénoms pour le film ?  

Les actrices de mon film sont des femmes que j’aime. J’aime leur façon de voir le monde, comment elles en parlent. Je me suis toujours dit qu’elles étaient irremplaçables. Malheureusement, la plupart du temps, quand on est actrices, on se sent seules, notamment quand on nous refuse un rôle et qu’il revient à une autre actrice. Pour moi, ce qui était essentiel dans ce film, c’est que les actrices se sentent choisies. Je ne sais pas si j’aurais fait le même film avec d’autres actrices. Et ça, je pense que ça change vraiment la donne pour elles. 

Dans le décor, l’une des pièces qui compte le plus, c’est ce lit baldaquin, sur lequel les comédiennes répètent. Qu’est-ce qu’il symbolise ? 

J’avais écrit une pièce de théâtre où tout se passait autour d’un lit, avec un personnage fatigué [avant d’être actrice de cinéma, Itsaso Arana a commencé à jouer au théâtre. Elle a monté sa propre troupe, La Tristura, ndlr]. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai une obsession pour les lits. J’ai l’impression que quand je suis à l’horizontal, je suis plus heureuse. Je pense que quand on est dans cette position, on n’a plus aucune défense. Debout, on est très tendus. Un lit, c’est un lieu magique : on y naît, on y meurt, on y fait l’amour… Si on regarde le film, il y a beaucoup de conversations au lit. Dans cet instant qui précède le sommeil, on est sur cette étrange frontière entre le rêve et la réalité. Ça amène une espèce de douceur. 

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 Il y a cette très belle scène dans le film, dans laquelle les filles se racontent chacune à leur tour une histoire de deuil autour d’un feu. La caméra les filme, en ronde. D’où est venue cette envie de parler aussi profondément de la perte ? 

Il y a cinq ans, mon père est mort. Je viens d’une famille où il y a beaucoup de femmes, et donc quand mon père est parti, on était dans ma maison d’enfance [située dans le Nord de l’Espagne, dans la région de Navarre, ndlr]. Pendant une semaine, on a attendu qu’il meure. C’est une expérience qui nous a transformées. Savoir que ce corps que j’ai tant aimé n’était plus présent, ça m’a bouleversée, et j’ai pensé que je devais en faire quelque chose. J’ai fait d’autres choses, tout en sachant dans mon cœur que je devais faire ce film. C’était un besoin presque vital. Au bout de cinq ans, j’ai réalisé le film. Quand on y pense, les thèmes dont on parle – comme l’amitié, le jeu, la mort, la perte –, sont universels. Ce n’est pas vraiment original. Mais je crois que l’aspect original, c’est la façon dont on en parle. Pour moi, c’était très important d’être légère, ne pas être trop dramatique. Je voulais qu’il y ait de l’amour, de la luminosité. 

Justement, il y a une fluidité, une douceur dans les mouvements de caméra. Comment avez-vous pensé la mise en scène du film ? 

J’avais envie d’avoir une caméra douce, tendre, très respectueuse avec mes actrices tout en étant parfois très sensuelle.  J’avais dit à ma chef opératrice : « N’aie pas peur d’avoir plusieurs styles. » Je lui ai dit qu’on pouvait changer de façon de faire à tout moment. Je crois que c’est un film qui a plusieurs films en lui, beaucoup de tonalités différentes. Parce que c’est comme un essai. En fait, dans le film, on a la partie « vie », qui est plus naturelle, et la partie « théâtre », plus statique. Certaines personnes voyaient le lit baldaquin et me disaient : « Tu es folle, tu vas laisser ça ? C’est super kitsch, super bizarre. »  Mais, pour moi, c’était important d’avoir ces moments de liberté. Parce que la partie « théâtre », ce sont les répétitions. Comment on filme des répétitions ? Comment on filme le théâtre ? C’est très difficile. En général, les films sur le théâtre ne sont pas très vivants. Je me suis dit qu’on pouvait chercher quelque chose de plus fantastique. 

A la fin du film, votre personnage dit : « Un film, c’est comme une carte postale envoyée au futur. » Qu’est-il écrit sur la vôtre ? 

Le cinéma attrape un moment de vie, et il a aussi le pouvoir de nous survivre. Cette carte, j’aurais aimé la recevoir quand j’étais une petite fille. Pour moi, le film est comme un petit manifeste : il encourage à être fort tout en préservant sa propre fragilité.

Les filles vont bien d’Itsaso Arana, Arizona (1 h 26), sortie le 29 novembre.