Gala Hernández López : « L’amour, les affects, les émotions, c’est un fluide, c’est ingouvernable. »

Dans « La Mécanique des fluides » (multiprimé au FIFIB et en sélection Labo au festival du court métrage de Clermont-Ferrand début février), à la poésie post-Internet obsédante, l’artiste radiographie le conformisme des applis de rencontres à travers une lettre bouleversante adressée à un masculiniste suicidaire nommé Anathematic Anarchist. Entretien.


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Retrouvez le portrait de Gala Hernández López dans la rubrique « La Nouvelle » du TROISCOULEURS n° 195

Qu’est-ce qui t’a mené à cette enquête intime, à cette lettre adressée à Anathematic Anarchist ?

J’étais à un moment de ma vie où j’enchaînais les date Tinder. C’était une frénésie. Je cherchais une rencontre et rien n’allait, je ne trouvais que du sexe, du banal, du superficiel. Je me sentais extrêmement seule. Je me suis interrogée : pourquoi ce sentiment de profonde solitude alors que les applis me proposaient la possibilité de potentiellement rencontrer une infinité de mecs ? Pour parler de cette solitude connectée, j’étais à la recherche d’un interlocuteur. Je tenais à m’adresser à un homme parce qu’en tant que femme hétérosexuelle féministe, j’avais l’impression d’avoir perdu la capacité de dialogue avec les hommes. Je voulais m’adresser à un mec dont l’objectif principal, en gros, est de baiser un maximum de femmes, car c’était le profil que je retrouvais sur les applis.

J’ai d’abord pensé à la communauté des pick-up artists, ces mecs qui donnent des conseils pour draguer sur internet. Mais c’est une communauté un peu morte, qui peu à peu, s’est transformée en mouvement incel [communauté d’hommes hétéros célibataires qui attribuent le rejet qu’ils subissent aux femmes et se fédèrent sur Internet, ndlr.] Parce que pour ces hommes, malgré les techniques de drague qu’ils élaborent, ça ne marche pas. Et pour eux, c’est la faute du féminisme… En cherchant parmi ces profils incels, je suis tombée sur Anathematic Anarchist, et sur sa lettre de suicide. Je l’ai lue alors que j’étais chez ma mère, en vacances. Et j’ai pleuré. Ça m’a gênée parce que j’étais hyper vénère contre les mecs. Mais il y avait quelque chose qui me touchait dans sa solitude. Les incels supposent qu’il s’est suicidé mais n’en sont pas sûrs. Je me suis demandé : est-ce que je peux parler à Anathematic Anarchist ? Et réussir à passer cette incapacité à parler avec les hommes ?

Tu as cette pensée désarçonnante dans le film : « Moi aussi, je suis une incel, pensai-je. »

Anathematic est devenu mon double en négatif. Avec lui, je pouvais parler de moi, sans parler de moi. Comme lui, ça faisait des années que je désirais être en couple, et je n’y arrivais pas. Seulement, au lieu de désigner le féminisme comme coupable comme le font les incels, j’en ai trouvé un autre, le capitalisme. J’ai fait ce film parce que j’avais envie de dire aux incels : « Mais vous vous trompez, le coupable, ce sont ces putains d’appli, la frivolité régnante, le fait qu’on soit désenchantés ! » Maintenant, baiser, c’est hyper facile ; tomber amoureux, c’est beaucoup plus compliqué.

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Pour comprendre d’où vient cette solitude connectée, tu fais une véritable généalogie de ces applis, en remontant aux balbutiements de l’informatique.

Le titre du film, La Mécanique des fluides, fait référence à la cybernétique des années 1950-1960, au moment où l’informatique est née. C’est une discipline en physique, qui étudie le comportement des fluides. Le mouvement des fluides est par essence imprévisible, mais on doit poser la fiction d’une « mécanique » pour pouvoir justement prévoir la manière dont ils s’adaptent, bougent. Pour moi, ça correspond à cette pensée de gouvernement du réel à travers une mise en chiffres, c’est une réduction, une simplification du réel pour pouvoir le contrôler. C’est ce qui se passe avec les applis de rencontres, un profil c’est quatre photos, un âge, un pseudo. Or on ne tombe pas amoureux.se d’une photo, on tombe amoureux.se d’un geste, d’une voix, des yeux… Le capitalisme numérique computationnel essaye de prévoir le réel, de l’anticiper. Mais justement les humains sont imprévisibles, c’est pour ça qu’on tombe amoureux.se, c’est un évènement disruptif. L’amour, les affects, les émotions, c’est un fluide, c’est ingouvernable.

La narration du film est elle-même très fluide, tu fais souvent référence à la mer. C’est une manière d’échapper à cette rationalité plaquée artificiellement sur le réel ?

Pendant que j’écrivais le film, j’ai fait un rêve d’inondation. J’ai grandi dans le Sud de l’Espagne, où il y a un climat semi-désertique, il ne pleut quasi jamais. Mais quand il pleut, c’est le déluge, il y a des inondations, d’autant plus avec le réchauffement climatique. J’ai donc beaucoup de souvenirs de mon enfance avec des inondations. Ce rêve d’une île inondée, de ma vie qui s’inonde, je me suis dit que c’était une manière d’exprimer ce sentiment de solitude que je ressentais tout en évitant l’exhibitionnisme. Le seul plan qu’on ait tourné nous-mêmes [le film étant composé de captures d’écran, ndlr] c’est un plan de mer. Quand le rêve se dissout, s’effondre en pixels, je tenais à revenir dans le réel, à montrer les vrais fluides. C’est une métaphore de la bouteille à la mer que je jette avec ce film.

Tu cites ces mots de la poètesse Alejandra Pizarnic : « La solitude, c’est de ne pouvoir la dire. »  Pour toi, le film avait-il vocation à donner une forme à ce sentiment ?

J’adore Alejandra Pizarnic, c’est ma poétesse préférée. Je cite aussi Sylvia Plath. Elles se sont toutes les deux suicidées. Je pense que ce sont les personnes qui ont le mieux mis en mot ce sentiment très difficilement verbalisable, figurable. Pour moi, c’était une tentative de donner une image, de trouver le paysage qui pourrait correspondre à la solitude.

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La culture incel, tu la sondes à travers ses discours, mais aussi son imaginaire. Pourquoi c’était un lieu d’exploration privilégié pour toi ?

Ce qui est fascinant avec les incels, c’est que c’est une vraie culture, avec des théories très complexes, bien que débiles, pour expliquer le monde. C’est une vision très darwiniste, biologiste, essentialiste. Les incels, c’est la tragédie, il y a un fatum que tu ne peux pas éviter. J’étais comme une anthropologue : pour moi c’est l’altérité radicale. Visuellement, ou d’un point de vue narratif, c’est hyper riche. Ce sont des gars qui, par exemple, pensent que tu peux modeler tes os. Il y a des exercices où ils se tapent pour essayer de sculpter leur mâchoire, parce que les mecs qui baisent ont une mâchoire très dessinée. Il y a une partie de vérité cruelle – ce sont effectivement les canons de beauté masculins, très difficilement atteignables, qui font que les gens les plus éloignés de ces canons en souffrent.

Tes recherches privilégient l’étude des masculinités en regard avec le capitalisme numérique. Pourquoi c’est un champ qui t’intéresse ?

Mon prochain film, HODL, sera une continuation de La Mécanique des fluides. Il refera émerger des sujets comme la masculinité, le capitalisme computationnel, c’est-à-dire qui repose sur le Big data, le calcul des ordinateurs. Je m’y intéresse parce que je pense que le capitalisme patriarcal dans lequel on vit est computationnel. Cette idée de gouverner le réel, le vivant, à travers la science, le progrès, et la technique, est une pensée très patriarcale, historiquement masculine. Pour moi, la communauté incel est née du clash entre la misogynie historique et le capitalisme computationnel.

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS