EXCLU · Pierre-Henri Gibert : « Agnès Varda sentait que les œuvres sont périssables, qu’elles ne continuent à vivre que si on en parle. »

Dans un documentaire consacré à la malicieuse et insolente Agnès Varda, Pierre-Henri Gibert fait habilement dialoguer des archives de la cinéaste avec des extraits éclatants de ses films. Sinueux, impressionniste, « Viva Varda » exhume les facettes méconnues d’une artiste complexe, embrassant ses ambiguïtés et ses zones d’ombre. Alors qu’il vient de recevoir le Prix de la Meilleure oeuvre française de documentaire décerné par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma, Pierre-Henri Gibert nous parle de sa passion pour cette figure inspirante.


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Quel est votre premier souvenir, votre première émotion liée au cinéma d’Agnès Varda ?

Adolescent, j’ai découvert , (1962) qui parle d’une angoisse existentielle à laquelle j’étais sensible [l’histoire d’une chanteuse qui erre dans Paris en attendant de recevoir le résultats d’examens médicaux, ndlr]. J’ai été marqué par l’utilisation de la lumière, ces surexpositions au blanc – une forme de stylisation très élégante dont j’ignorais le concept. Pour Agnès Varda, cet effet a un lien direct avec la mort.  Un jour, elle a failli s’électrocuter avec un projecteur, et a traduit ce traumatisme dans ce grand film sur la peur de la mort.  

Plus tard, je me suis promené dans son œuvre documentaire. Je trouve réducteur de la considérer uniquement comme cinéaste. Chez elle, la grille de lecture des fictions classiques n’est pas opérante. Si on s’abandonne à sa création, si on accepte sa proposition, quelque chose de multidirectionnel, de perpétuellement effervescent  la révèle comme une artiste totale. Prenez son premier passage aux Etats-Unis.  Elle se retrouve à faire des films dans des loft hippie [Lions Love … and Lies, 1969], des happenings, elle filme les Black Panthers… Mais tout ça n’était pas anticipé, elle s’est laissée absorbée par le pouls de la société américaine.

Son deuxième passage à Hollywood, c’est pour suivre Jacques Demy, qui veut y tourner son projet  d’un Cendrillon à roulettes. Le film ne se fait pas. Très frustré, Demy fait du patin à roulettes en attendant la décision des studios. Pendant ce temps, Varda réalise deux films : Documenteur et Murs murs (1981). Elle est aux antipodes de la caricature de l’artiste maudite qui travaille du haut de sa tour. Même contrariée, elle continue à créer. 

PORTFOLIO · Varda chez les Pointus

« Un portrait est intéressant lorsque les failles sont visibles »

« Une vocation, ça s’apprend » , dit Varda dans le documentaire. Comment cette réflexion résonne en vous ?

Agnès Varda avait un don pour la phrase choc, la formule qui claque –  mais au-delà du panache, cette phrase suscite la réflexion. En ce qui me concerne, j’ai toujours voulu faire du cinéma. Mais je venais d’une famille conservatrice, très effrayée à l’idée que je fasse des films. J’ai fait un deal avec eux : si j’arrivais à avoir « un diplôme sérieux », ils me laisseraient faire ce que je voulais. J’ai donc un diplôme d’ingénieur en électronique, mais je n’ai jamais exercé. J’ai fait ma dernière année à l’Imperial College à Londres, où j’allais tout le temps au cinéma. De retour en France, j’ai rencontré Claude Chabrol, on s’est bien entendus. Il m’a proposé de faire le making of de La Demoiselle d’honneur [l’histoire d’une jeune homme sage qui tombe amoureux d’une jeune femme au passé trouble, sorti en 2004, ndlr] Puis j’ai fait un portrait de lui qui a été diffusé sur la RTBF.

Après, j’ai fait des suppléments DVD pour des films classiques Gaumont. Arielle Dombasle m’a fait rencontrer Julie Depardieu,  avec qui j’ai signé un documentaire sur son frère [Guillaume D., sorti en 2014, sur Guillaume Depardieu, décédé en 2008, ndlr ]. Un autre moment charnière a été le documentaire sur Henri-Georges Clouzot soutenu par Arte [Le Scandale Clouzot, 2017]. Je dirais que la vocation, c’est une aspiration dont on ignore encore la forme qu’elle va prendre. C’est une projection qu’on a en soi, qui se réalise avec la chance des rencontres, le regard des autres qui perçoivent en nous des qualités.

CANNES 2023 · « Viva Varda ! » de Pierre-Henri Gibert : éternelle Agnès

Votre documentaire prend le parti d’aller au-delà de l’image consensuelle que l’on peut avoir d’Agnès Varda, en exposant ses zones d’ombre : elle aussi une business woman redoutable, doublée d’une control freak… Comment avez vous trouvé cette juste distance, entre le portrait hommage et le regard critique ?

Je recherche une distance journalistique, qui n’empêche pas la bienveillance, l’empathie. Je me dis toujours qu’il faut travailler la matière jusqu’à ce qu’on ait le sentiment que la personne dont on fait le portrait est devenu un ami. Les amis, on ne les aime pas uniquement parce qu’ils sont gentils, on les aime parce qu’on traverse avec eux des moments durs appelés à devenir des super souvenirs. En étant bienveillant, on peut dire plus de choses –  la famille d’Agnès Varda a compris ma démarche.

Un portrait est intéressant lorsque les failles sont visibles, viennent résonner en nous. De son vivant, Agnès Varda a déjà construit l’histoire de sa vie, même si c’est une narration elliptique qui lui a permis d’éluder des choses qui la gênaient. Quand on fait du documentaire, il ne faut pas avoir peur de dire des choses antagonistes, contradictoires.  Le spectateur se fera lui-même une intime conviction, une vérité émergera. Essayer d’être univoque, c’est impossible, car personne ne l’est. Varda pouvait être très dure, tout à coup généreuse, tout était possible selon les moments. C’est ce qui fait d’elle une artiste mais surtout une personnalité fascinante. Je serais embêté de travailler sur des personnes lisses, sans aspérités.

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Viva Varda Copyright CINETEVE

« Le documentaire doit être un petit ballet de sons et d’images qui délivre le parfum d’un film. »

Peu linéaire, votre documentaire adopte plutôt une forme éclatée, pour jeter des ponts entre les films de Varda et sa vie. Comment est née cette forme très subjective, impressionniste ?

Je travaille la fluidité à partir d’un matériau hétérogène. Cela consiste à passer d’un niveau de discussion à un autre : relier un extrait de film à un trait biographique, entremêler un discours sur la vie de Varda aux sursauts de la société. L’enjeu de ce type de portrait, c’est de saisir en quoi la vie nourrit les films, et inversement. Il faut tricoter les deux, selon un principe de dramaturgie assez classique : au cinéma, les personnages sont transformés par les expériences qu’ils traversent.

Cette évolution est importante pour la dynamique du film. Par exemple, il fallait montrer que le propos de Varda dans Le Bonheur (1965) [sur un menuisier, sa femme et sa maîtresse, qui forment un implicite trio amoureux, ndlr], et le regard que l’on porte dessus, s’est modifié avec le temps. On a pu y lire un manifeste pour le polyamour. Mais avec le temps, le film a pris une coloration beaucoup plus féministe. Varda livre une variation sur la condition féminine, la façon dont les femmes sont remplaçables dans la vie des hommes, réduites aux tâches ménagères… Cette évolution de la lecture dit quelque chose de sa psyché. 

Une suite de faits ne fait pas un documentaire. Il faut sélectionner les événements et creuser leurs motivations et conséquences, avec toute la subjectivité que cela entraîne. Concernant l’aspect impressionniste du montage, c’est vrai que je choisis les extraits de films comme des éclats, des moments qui donnent le goût, la saveur, d’une œuvre, pour éviter l’effet « tunnel » interminable d’un passage. Le documentaire doit être un petit ballet de sons et d’images qui délivre le parfum d’un film. 

ARCHIVE : souvenir de tournage du « Bonheur » d’Agnès Varda

Quel regard portez-vous sur le travail d’autoportrait que Varda a construit ?

Ça me touche, car contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette démarche dévoile sa vulnérabilité. Agnès Varda sentait sans doute que les œuvres sont périssables, qu’elles ne continuent à vivre que si on en parle. Le fait qu’elle soit une VRP de son propre travail la rend fébrile. Chez les artistes de fiction, il existe une extension du domaine de la fiction à la narration de leur propre vie. Quand on passe sa vie à raconter des histoires, il est naturel et fascinant de ne plus trop savoir où est la fiction, de l’étendre à sa propre vie. Chez Varda, cette démarche subjective a d’autant plus de charme qu’elle avait une poésie à elle, un don pour le collage.

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Viva Varda Copyright CINETEVE

Buñuel, Clouzot, Resnais… Les réalisateurs dont vous avez dressé les portraits ont souvent été des trouble-fêtes en leur temps, des agitateurs. C’est ce qui vous plait chez eux ?

Bien-sûr, il y a toujours une forme d’autoportrait dans le portrait. Les cordes que ces cinéastes font vibrer en moi sont très personnelles. Parler de la famille conservatrice de Varda, d’Alain Resnais [Alain Resnais, l’audacieux, 2021], me renvoie à ma propre biographie. C’est toute la beauté du travail des artistes : ils ne se lamentent pas seulement de l’état du monde, mais disent tel qu’il devrait être, ce qui les amène à une subversion permanente. Ils arrivent à sublimer ce qu’ils traversent par des œuvres qui émeuvent. On aime les gens pour leur vérité, et non pour leur  conformisme.

Cela explique qu’une part de moi frissonne à chaque parole un peu inhabituelle de Varda. Lorsque sa fille Rosalie Varda me raconte la façon dont sa mère a décidé de l’élever seule, en congédiant son père, je vibre de cette audace, de ce geste qui a une charge politique. Ça me la rend très sympathique, même si on peut aussi imaginer la douleur du père. Idem lorsque Resnais écrit son brûlot contre la colonisation, ou qu’il fait des films hors système. Une part de moi est profondément reconnaissant de leur force. 

L’inventaire d’Agnès Varda

Sur quoi porte votre prochain projet ?

Je travaille sur le deuxième volet de L’Image originelle [documentaire dans lequel le réalisateur interroge des cinéastes comme Lars Von Trier et Xavier Dolan sur la création de leur premier film, ndlr], projet qui me touche beaucoup, car ce ne sont que des entretiens. Parmi les rencontres qui m’ont marquées, je pense à Marco Bellocchio, ou encore à Naomi Kawase. Sous son apparence de petite fille sage, elle cache un cinéma punk, audacieux, subversif – elle se filme en train de se tatouer le dos, ou dévoile son accouchement. Ce côté iconoclaste la rend sympathique.  

Que représente pour vous le Prix du syndicat de la critique, dont vous êtes lauréat ? 

Je suis très heureux car c’est un prix décerné par des journalistes, dont je me sens proche et solidaire dans ma démarche. J’ai une immense reconnaissance pour eux. La société est traversée par un grand mouvement – qui touche aussi les rédactions, personne n’est épargné – vers la loi du marché, le pur entertainment, la facilité. Les journalistes sont un contre pouvoir qui produit de l’analyse. En matière de culture, ils donnent de l’ambition, de la profondeur, des racines, ouvrent des perspectives, de l’esprit critique dont on manque parfois cruellement aujourd’hui.

Et puis, lorsque je démarre un projet, la première étape consiste toujours à me plonger dans les archives audiovisuelles, de m’appuyer sur le travail des journalistes, qui construisent une histoire, une trace, un apport d’intelligence. J’espère aussi que ce prix portera la voix de l’égalité pour tous dans l’accès à la culture. En faisant ce film, je me suis aperçu que cette idée ne faisait pas toujours consensus, c’est encore clivant, le combat continue. Quelque chose dans la société reste arriéré. En parlant du travail d’Agnès Varda, je voudrais donner de l’inspiration aux femmes, qu’elles ne s’interdisent rien, ne s’auto-censurent pas. Varda, elle, ne demandait jamais l’autorisation à personne. 

Portrait (c) Pauline Maillet