EXCLU · Louise Hémon : « J’aime les émotions liées au froid, au vertige, au vide. »

La Fondation Gan pour le Cinéma offre chaque année cinq prix à la création à cinq cinéastes pour développer leur premier ou second long métrage. Lauréate 2023, Louise Hémon (« L’Homme le plus fort », « Une vie de château » …) est sur le point de partir en tournage de « L’Engloutie », son premier long.


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« Commencez par filmer des montagnes, quand vous saurez filmer des montagnes, vous saurez filmer des hommes. » Tu cites cette phrase d’Ernst Lubitsch dans la note d’intention de ton prochain long, L’Engloutie. Comment, tout au long de ton parcours de cinéaste, tu as pu vérifier ce qu’il disait ?

Je l’aime bien, cette phrase, c’est Godard qui cite Lubitsch. Est-ce que c’est vraiment Lubitsch qui l’a prononcée ? Déjà, ce mystère, ça me parle… Une chose que j’aime beaucoup dans le fait de filmer les montagnes, c’est qu’elles ont toujours l’air de précéder les humains. Même dans la vie, ça me fascine qu’il y ait eu des gens avant, de savoir qu’il y en aura après. Ce petit théâtre dans l’immensité a quelque chose d’existentiel, qui fait sortir de la chronique ou du pur naturalisme. N’importe quel évènement prend l’ampleur du mythe. C’est ce que j’ai essayé de ramener dans ce projet de fiction.

Quelles possibilités de narrations, de mise en scène vois-tu dans ces hauteurs, ces anfractuosités, ces crevasses ?

J’aime beaucoup les émotions lorsqu’elles sont liées au froid, au vertige, au vide. On va filmer en 4/3 pour renforcer l’impression de verticalité. C’est hyper angoissant, ça crée une claustrophobie. Les formes que font la pierre, ça peut inspirer l’hostilité ou bien une forme de sensualité. L’imaginaire travaille… Pour traduire ce que ressentent les personnages, je passe par ces éléments physiques plutôt que par la psychologie. Dans les films qui se déroulent l’été, on a beaucoup accès à la peau, la lumière dessus. Il y a une vulnérabilité, une fragilité qui passe par là. Dans un film d’hiver comme L’Engloutie, où les gens sont tout emmitouflés, ce n’est pas si facile de créer du lien par la mise en scène. Le fait de filmer la nature, des éléments telluriques ou météorologiques, m’aide à faire expérimenter aux spectateurs les sensations des personnages.

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Galatea Bellugi, essais pour L’Engloutie avec la directrice photo Marine Atlan (c) Marie Augustin

Comment avais-tu créé ce lien entre l’intériorité des personnages et le décor montagneux dans tes films documentaires L’Homme le plus fort (2014) et Salomé sur sa slackline (2020) ?

Gaëtan, le protagoniste de L’Homme le plus fort [documentaire sur un culturiste dont on plonge dans l’intimité, ndlr], est un ami d’enfance. On a recréé des jeux qu’on avait, enfants, comme celui de se jeter dans le grand pierrier derrière le village, où habitent ses parents, les miens. Quand je l’ai refilmé alors qu’il sautait, voir ce jeune homme en mini-short vert fluo dans des énormes blocs de pierre, ça m’inspirait quelque chose de comique, de mythologique. Cet Hercule évoluant dans un décor sans temporalité, c’est comme un péplum intérieur. Il apparaît seul face à des montagnes qui l’ont précédé de millions d’années. Alors qu’il nous parle du fait qu’il ne connaît pas ses origines, ce vertige m’a semblé pouvoir exprimer ce que vit une personne adoptée.

Pour Salomé sur sa slackline [documentaire dans lequel on voit une jeune fille marcher comme une funambule entre les montagnes, ndlr], j’étais très impressionnée que cette fille se lance dans le vide. Plastiquement, c’est très beau de la voir traverser sur un fil entre deux récifs. La première fois qu’on l’a filmée, on était derrière elle, et elle n’a pas pu se retenir de pleurer. On se dit qu’elle pleure en voyant le paysage, mais c’est peut-être pour mille autres choses aussi. À la fin, lorsqu’elle évoque sa prime enfance, on est dans une grotte, il y a presque un côté fœtal.

Les décors de tes films ont souvent le statut de personnages : ce sont la montagne dans L’Homme le plus fort ou Salomé sur sa slackline, le château d’Augerville dont tu fais le portrait dans Une vie de château (2019) … Comment envisages-tu la phase des repérages ?

Je filme ce qu’il y a autour de moi. Le hameau de L’Homme le plus fort, c’est l’endroit de la maison de vacances de mes parents, la région d’enfance de ma mère. Le château d’Augerville est dans le Loiret, dans le village de mon grand-père. Petite, je le voyais de loin, on me disait de ne pas y aller. Finalement, comme je voyage souvent ici pour écrire des scénarios, je me suis retrouvée un jour sans wifi, à devoir envoyer une pièce jointe très lourde. J’ai dû aller dans le château, découvrir cet endroit. Je me suis demandé depuis combien de temps il était là, ce qu’il y avait ici il y a cinquante, cent, cinq cents ans avant.

Ça m’a toujours fascinée le vertige temporel : quand j’étais petite j’adorais Retour vers le futur, Les Visiteurs… Le château d’Augerville, aujourd’hui c’est un spa, un golf, mais avant il y a toute une histoire qui n’avait jamais été racontée. Ce qui est rocambolesque, c’est qu’il n’a jamais appartenu à personne – à chaque fois que quelqu’un le possède, ça rate. Avec lui, on pouvait traverser l’histoire du pouvoir : pourquoi l’Europe s’est-elle formée à travers le fait d’ériger des châteaux partout ? L’Engloutie, c’est plus parti d’écrits que j’ai de l’histoire de la famille de ma mère, de jeunes institutrices et instituteurs, ça a à voir avec les récits qu’on m’a transmis.

Une vie de château, qui revient sur toute l’histoire de France, ou ta fiction co-réalisée avec Émilie Rousset Le Dernier débat (2018), qui joue sur un mash-up de tous les débats présidentiels de second tour, interrogent le pouvoir, la nation, la République. De quelle manière l’héroïne de L’Engloutie, une institutrice dans la France de la fin du 19e siècle, te permettra de poursuivre cette réflexion ?

En préparant L’Engloutie, j’ai lu plein de livres sur la population des Hautes-Alpes. À partir de 1850, il y a eu un grand mouvement migratoire. Dans une vallée comme celle du Champsaur, les gens émigraient aux Etats-Unis ; dans celle d’à côté, c’était au Mexique ; dans une autre, c’était en Algérie – qui était alors française, et où on leur offrait des concessions parce qu’ils savaient cultiver des terres montagneuses, arides. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas d’images de ça. Comme L’Engloutie est un huis clos dans un hameau très isolé en altitude, j’ai voulu créer ce hors champ.

En face de cela, c’est l’unification de la Nation à travers cette mission donnée aux instituteurs et institutrices de lutter contre l’obscurantisme, en apportant l’alphabétisation, l’idée de penser par soi-même. Leur tâche comporte une part d’ombre : c’est l’effacement des patois, la domination d’une culture sur une autre. C’est comme le début d’un western, avec une communauté fermée, une étrangère qui arrive. On parlera de laïcité, de l’école publique – des sujets actuels, très brûlants.  Je mêle la grande histoire à l’intime. J’ai situé l’intrigue à l’hiver 1899, comme une forme de basculement.

Tu exploreras les désirs d’Aimée, l’héroïne de L’Engloutie. Quelles questions de représentations te posent cette idée de la sexualité d’une femme au seuil du 20e siècle ?

Quand on faisait lire le scénario que j’ai écrit avec Anaïs Tellenne [réalisatrice de , ndlr] et Maxence Stamatiadis [qui a réalisé Rue Philippe Ferrières, un moyen métrage fort sur les violences policières, ndlr], on nous renvoyait souvent à l’idée que les femmes n’avaient pas de sexualité au 19e siècle, ce qui est totalement faux. Cette difficulté d’emporter l’adhésion du spectateur m’intéressait : il fallait qu’il puisse y croire sans avoir l’impression qu’il s’agit d’une projection de 2023 sur la période 1900. J’essaye de me mettre dans la tête de mon personnage féminin, de ne pas offrir son corps en pâture aux spectateurs, d’être dans ses sensations à elle.

Tu travailles beaucoup avec la cinéaste et chef-opératrice Marine Atlan, qui fera l’image de L’Engloutie. Qu’aimes-tu dans son regard ?

Je l’ai rencontrée alors que je préparais un court métrage chorégraphique, Mutant Stage 5 : Cavern [2016, ndlr], et j’avais vu son court Les Amours vertes [2015, ndlr], dans lequel elle filmait la danse. J’avais énormément aimé son rapport au corps, son goût des lumières très expressives. J’ai commencé à travailler avec elle sur ce film, et depuis on explore ensemble plein de champs différents de l’image, entre la vidéo, le théâtre, le documentaire, le cinéma de fiction…

Cette année, j’ai vu Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck, et j’ai adoré la façon dont Marine traitait le numérique, elle l’adoucit… Pour L’Engloutie, on recherche de vieux objectifs, sur lesquels elle met de la vaseline pour casser la définition, jouer avec les entrées de lumière. Elle est très créative, c’est aussi une force constante, je peux compter sur elle sur un plateau. Sur le tournage, je garde ma méthode documentaire : j’ai un petit combo, et je suis collée à elle, je lui parle alors qu’on tourne. 

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De quelle manière le prix remis par la Fondation Gan pour le Cinéma va t’aider ?

Là, on va tourner dans un mois, et il nous manque de l’argent pour faire le film tel qu’il est écrit. J’essaye par tous les moyens de le raccourcir. C’est un scénario qui a été écrit pendant trois ans, donc dès qu’on enlève un élément, le reste s’écroule. La Fondation Gan offre l’équivalent d’un jour de tournage. Donc là, moment où on est dans la panique, le concret, le fait de savoir qu’au lieu d’enlever trois jours de tournage, on n’en enlève que deux, c’est festif pour nous !

portrait en couverture : © Philippe Lebruman