Comment est né Retour à Séoul ?
D’une expérience que j’ai vécu avec une amie. J’allais en Corée du Sud pour la première fois montrer Le Sommeil d’or, mon premier long métrage, au festival de Busan [en 2011, ndlr]. Cette amie a posé des vacances afin de m’accompagner et me montrer son pays. A l’époque, elle y était déjà retournée, elle avait rencontré ses parents biologiques à deux reprises. Elle s’était d’ailleurs jurée de ne plus y retourner mais comme Freddie, le personnage du film, elle a changé d’avis en me disant : « Je te préviens, on ne verra pas mon père, je le déteste. » Au bout de trois jours sur place, elle lui a envoyé un texto. On se retrouve alors face à lui dans un restaurant. J’avais amené une fille que l’on venait de rencontrer qui était francophone coréenne et qui jouait la traductrice. Elle s’était liquéfiée quand, en aparté, mon amie lui avait dit avec une colère rentrée : « Tu vas dire à mon père qu’il arrête de m’envoyer des textos, il faut qu’il comprenne qu’il n’est plus mon père sinon je ne veux plus le voir. » Cette expérience m’a marqué durablement. J’avais pris quelques notes pour l’avoir en tête.
L’oubli et la mémoire forment un fil rouge dans ta filmographie. Est-ce que ces motifs préexistent à l’écriture ou est-ce que tu es à chaque fois rattrapé par eux ?
C’est complément ça : je suis rattrapé à chaque fois par ces obsessions. J’ai pris conscience en faisant Retour à Séoul que mes films tournaient autour des mêmes motifs, autour de personnes qui ne savent pas exactement de quoi est fait leur passé, sur lequel il règne une espèce d’opacité. Ce sont des gens qui au lieu de faire ce qu’on attend d’eux font autre chose. Quand j’ai fait Le Sommeil d’or par exemple [quête et évocation par ses rescapés du cinéma cambodgien des années 1960-1970, détruit par l’arrivée au pouvoir des Khmers Rouges, ndlr], je culpabilisais un peu de ne pas avoir fait le travail d’archivage d’un vrai documentariste. J’ai presque esquivé le truc par paresse, peut-être, mais aussi par instinct, pour mettre avant tout la caméra sur le présent. Je pense que Freddie apporte quelque chose d’un peu similaire aussi par rapport à un récit classique de retour aux racines où il y a toujours un travail d’enquête, où les images du passé vont être très présentes. Là, nous n’avons aucune image, il faut faire avec. C’est la même chose qu’avec Le Sommeil d’or où le passé se résumait à quinze images. Il y avait presque une obligation à aller chercher le passé, de façon prospective.
Le Sommeil d’or de Davy Chou
Dans Le Sommeil d’or, tu faisais le choix de montrer très peu ces quelques images.
Oui, parce que ce sont des films qui ne regardent jamais en arrière.
L’affiche de Retour à Séoul raconte ça aussi, c’est un regard sur un hors-champ.
Dans Diamond Island [portrait d’une jeunesse urbaine sur cet îlot capitaliste situé sur les rives de Phnom Penh, au Cambodge. Le film est sorti en 2016, ndlr], c’était aussi ça. Avec le recul, je le vois comme un film sur des jeunes un peu amnésiques par rapport à leur passé, marqué par le génocide cambodgien [les crimes du régime des Khmers rouges, mouvement politique et militaire ultranationaliste, dirigé par le chef d’Etat communiste Pol Pot entre 1975 et 1979, ndlr]. C’est comme s’ils étaient obsédés et happés par l’image du futur pour ne pas regarder ce passé là. Il doit forcément y avoir quelque chose de personnel et de biographique là-dedans. Mais j’ai mis du temps à prendre conscience de ça.
Tu as raconté dans des interviews que tu avais découvert tardivement que ton grand père était un producteur important du cinéma cambodgien de l’époque. Est-ce que ton rapport au cinéma s’est construit sur un manque ?
Même pas, parce que la découverte de cette histoire est arrivée après mon envie de faire des films. C’est tellement gros que ça paraît fou, énigmatique. Freddie m’intéresse parce qu’on se demande si elle ne se ment pas à elle-même quand elle dit : « Je suis en Corée mais ça ne m’intéresse pas de rencontrer mes parents biologiques. » Il y a une telle provocation dans cette affirmation qu’on se demande s’il n’y a pas aussi une part de déni. Je peux aussi me poser la question parce qu’il y avait ce grand-père qui était dans le cinéma, mais on en parlait peu et je n’y accordais pas trop d’importance. Je suis tombé dans la cinéphilie en pensant que c’était un geste libre et solitaire, que c’était une coïncidence. Quand j’ai raccordé ces deux choses, j’ai commencé à poser des questions. C’est de là qu’est née l’envie d’aller au Cambodge, d’explorer cette histoire-là. Je pense que ça a fait écho à Retour à Séoul : ces contradictions permanentes entre refoulement, désir, liberté, déterminisme qui nous construisent. Freddie m’inspire dans sa liberté, sa force, dans sa capacité à s’affranchir de plein de choses et en même temps, elle tourne toujours autour de cette question de l’adoption. C’est un combat permanent entre volonté et liberté.
La rencontre avec Ji-Min Park a-t-elle été déterminante dans l’élaboration du personnage ?
J’avais fait un casting sauvage. Il y a beaucoup d’actrices asiatiques en France mais je cherchais quelqu’un qui avait des origines coréennes. On a contacté pas mal de coréens adoptés aussi mais je ne trouvais pas quelqu’un qui avait le même âge que le personnage. Je me suis retrouvé à Locarno en 2019 et j’ai rencontré un artiste coréen adopté. Je lui parle du film et il me dit : « Il faut absolument que tu rencontres mon amie Park Ji-Min, elle n’est pas adoptée mais tout ce que tu me dis de ton personnage me fait penser à elle, la force, le côté imprévisible, quelque chose de sa colère aussi. » Au début, j’étais un peu sceptique. Il y a quelque chose de très particulier pour les adoptés, mais aussi pour les gens comme moi qui ont grandi en France avec des parents asiatiques : la francitude éclate tout de suite.
Ji-Min est arrivée en France à neuf ans, j’avais donc peur que cet aspect-là soit un peu différent chez elle. C’était un peu le cas, parce que Ji-Min est entre les deux, mais d’autres aspects de sa vie, de sa personnalité ont fait écho au personnage. Elle a aussi une timidité qui a nourri le film d’une fragilité. Il y a eu une forme d’évidence. Après le Covid, nous nous sommes retrouvés pour les répétitions. A ce moment-là, elle m’a dit qu’elle voulait me parler du scénario, certaines choses lui posaient problème. On a passé beaucoup de temps ensemble, à parler du personnage, de la vie. Mais on était dans une impasse. J’ai cru que la façon d’en trouver l’issue était le débat intellectuel, le débat d’idées pour arriver à un point de vue commun. Mais il était vécu brutalement par Ji-Min. J’essayais de la convaincre de mes idées plutôt que de l’écouter vraiment alors que son expérience était plus proche de celle de Freddie que la mienne.
Quels étaient les points qui la dérangeaient ?
Des choses liées à la représentation du personnage féminin. Cela touchait notamment au look de Freddie, à son rapport à la féminité. Au départ, à l’écriture, le personnage portait une perruque blonde et avait un peu les attributs de la femme fatale. Je me défendais en disant que cette vision était basée sur le personnage dont je m’inspirais. Ces arguments étaient un peu faciles. En discutant, nous avons trouvé quelque chose de plus ambigu, de plus guerrier. Il y a un peu d’Irma Vep chez Freddie, de la Furiosa de Max Max Fury Road. Le rapport aux personnages masculins aussi pouvait la gêner. Il y avait, par exemple, une scène où le personnage d’André [interprété par Louis-Do de Lencquesaing, ndlr] se permettait des blagues sexistes. Pour Ji-Min, il était hors de question que Freddie accepte ça.
Avant ce travail là, avant que tu décides de réaliser un film avec ce personnage, est-ce que tu t’intéressais aux théories autour du female et du male gaze ?
Des amis proches m’avaient dit que mon cinéma était masculin. Diamond Island, c’est une bande de mecs avec la fille qui est hyper jolie, sexy, tous les clichés qu’il y a autour ça. Je me suis pris ces remarques un peu comme une claque. Je n’ai pas fait le film en réaction à ça mais je l’ai vu comme un défi personnel, quelque chose qui pouvait me permettre de me remettre en question. Je pense que Retour à Séoul a été fait un peu en contradiction à Diamond Island qui était un film très doux qui surfait sur le cinéma moderne asiatique. J’ai voulu faire un film différent. Cette question du male gaze, je me la suis posée mais rencontrer Ji-Min m’a permis de me rendre compte que les stratégies que je commençais à mettre en place, n’étaient pas à la hauteur pour raconter l’histoire de cette femme. Le fait que Ji-Min ne soit pas une comédienne professionnelle, qu’elle n’ait jamais désiré l’être, a complètement dynamité son approche et a constamment remis en question le processus de fabrication d’un film, de façon très bénéfique. Par exemple, lorsqu’on a fait les premiers essais costumes avec la cheffe costumière Claire Dubien, on a essayé des choses sur Ji-Min. Elle l’a très mal vécu, elle a eu l’impression d’être un objet. Ça racontait tout de suite qu’une habitude professionnelle pouvait occulter la relation humaine.
J’ai l’impression que le film a une très grande portée générationnelle, notamment grâce à cette forme d’indécision mouvante dans laquelle se trouve le personnage de Ji-Min, alors que son expérience est très spécifique.
Oui, il y a des gens d’une autre génération qui restent complètement à côté du film parce qu’ils n’arrivent pas à connecter avec le personnage. L’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu faire le film, c’était ça. Pas forcément le côté générationnel que je n’avais pas en tête, mais la rencontre avec Ji-Min a apporté ça, cette jeunesse-là, qui n’est pas complètement la mienne. En tant que spectateur, je n’ai pas tellement vu cette expérience au cinéma, l’histoire de ces personnes entre plusieurs cultures qui est une histoire très communément partagée aujourd’hui, beaucoup plus qu’il y a dix ans parce que les gens se déplacent plus, assument plus leur multiculturalité. Les personnes qui connectent avec le film, c’est vrai, connectent par ce biais-là, celui d’une reconnaissance, ou la question de l’identité. Ou bien par l’expérimentation de leurs sentiments.
Le film est aussi traversé par des courants contraires, des genres très différents, on passe du conte au film noir en passant par le mélodrame. Quels sont les films qui ont compté pour Retour à Séoul ?
Cette multiplicité de genre vient de la thématique de l’identité. Le personnage se métamorphose de scène en scène. J’aimais cette hybridation et l’idée de ne pas se mettre la pression sur l’idée d’une cohérence qui pour moi serait contradictoire avec le cœur du film. J’ai beaucoup revu les films des frères Safdie, je trouvais notamment dans et Uncut Gems qu’ils étaient arrivés à une très grande maîtrise de la mise en scène du chaos. J’étais obsédé par cette idée : Freddie comme un agent du chaos ! Dès que les choses sont trop ordonnées, elle répond en renversant la table. Il y a un autre film qui m’a beaucoup marqué ces dernières années, c’est Synonyme de Nadav Lapid qui est un cinéaste qui n’a peur ni de se mettre en danger, ni du mauvais goût. J’étais aussi obsédé par cette idée-là. Dans son film, on a l’impression qu’un combat se joue entre le réalisateur et son acteur. Je n’ai pas conscientisé les effets de ma rencontre avec une personnalité aussi forte que celle de Ji-Min, mais à la fin, cela se raccordait avec Synonymes : ça a été comme une danse, une lutte constante avec une actrice qui échappe à la caméra, comme Freddie échappe à l’assignation identitaire.
Dans la deuxième partie, j’ai pensé à , à . J’ai revu pas mal de films de Lee Chang Dong, de Hong Sang-soo, ce qui peut être un danger quand tu veux faire un film en Corée… Il suffit de filmer des gens qui boivent du soju autour d’une table en plan séquence fixe pour y penser. En même temps, quand tu vas en Corée, que tu passes des soirées, tu es dans les films de Hong Sang-soo. Tu joues avec ces clichés qui sont réels, avec des films qui n’ont rien à voir, pour construire une identité. De voir Freddie au début du film qui est insérée dans une scène très Hong Sang-soo et qui d’un coup se lève et passe dans un film des frères Safdie, c’est l’idée que j’avais.
Au début du film, le personnage de Freddie semble théoriser la structure du film en parlant d’un principe musical qui consiste à tenter de déchiffrer une partition dans l’instant sans en connaître la fin.
Oui, c’est comme mode d’emploi de sa psychologie aussi, dans sa façon se confronter au danger et en même temps de fuir. La place de la musique était importante dès l’écriture. On a aussi beaucoup travaillé sur la musique originale du film avec les musiciens Jérémie Arcache, Christophe Musset, le soundesigner Vincent Villa aussi. Est-ce qu’elle devait être en contrepoint des émotions de Freddie ou devait-elle être au diapason de son émotion ? On a essayé plusieurs choses puis décidé qu’il fallait être avec elle tout le temps, notamment pour un personnage qui peut paraître antipathique. C’est quelque chose que j’ai beaucoup entendu. Des lecteurs du scénario, notamment masculins, me disaient : « Je ne vois pas pourquoi on suit ce personnage. » J’étais mal parce que je ne l’avais pas conçu comme ça. La musique a pu être ce lien, ce moyen de faire le lien avec la psyché du personnage et d’être même une alliée pour Freddie.