Le film me paraît une forme de pèlerinage inversé, c’est-à-dire un cheminement vers le contraire du sacré, puisque vous retournez sur les lieux où le pire a eu lieu. C’est comme ça que vous l’avez conçu ?
Au départ, il n’y a pas de volonté claire, précise. Jamais je ne me serais dit : « Je vais faire ça, je vais aller là-bas… » Il y a une circonstance. 2021, je sors un livre, Le Voyage dans l’Est [le roman commence par la rencontre de Christine, à 13 ans, avec son père, homme issu de la bourgeoisie intellectuelle, qui a quitté la mère de l’autrice d’une classe sociale inférieure lorsqu’elle était enceinte, ndlr]… et parmi les premières villes où sont programmées des visites en librairie, je vois Strasbourg. La ville de mon père. Celle où je l’ai rencontré, où il a vécu jusqu’à sa mort, où sa femme et ses enfants vivent toujours. Là, je pense : « Tiens, ce serait bien qu’il y ait une caméra qui vienne avec moi. »
Le projet du film a commencé l’année où vous avez obtenu le prix Médicis, en 2021. Comment expliquez-vous que cette reconnaissance médiatique et institutionnelle soit arrivée si tard ?
C’est résumé un peu vite… Je ne passe pas de rien au prix Médicis. En trente ans, il se passe beaucoup de choses. Je ne m’ennuie pas. Pendant les quatre-cinq premières années de publication, je suis à peine vue, mon troisième livre, Léonore, toujours [roman publié en 1994, ndlr], se vend à trois cents exemplaires, c’est très peu, et très dur à vivre. Mais ça existe. Ce sont ces livres-là qui construisent les fondations, et l’intérêt des premiers lecteurs. Puis 1999, l’année où paraît L’Inceste[dans ce roman, Christine Angot évoque pour la première fois aussi clairement les viols incestueux que son père lui a fait subir, ndlr], là, il y a une visibilité.
Des journalistes écrivent, disent des choses, des metteurs en scène me parlent. Pendant toute cette période, il y a le travail des éditeurs, celui des journalistes, et des livres qui s’écrivent, tous différents. Mais il y a toujours une barrière. Dans la manière dont la plupart des gens s’adressent à moi, dont ils parlent des livres, c’est comme s’ils parlaient à quelqu’un qui racontait ses malheurs. Ils se mettent en surplomb, ils ne parlent pas à un écrivain, pas à quelqu’un qui fait de la littérature. Mais à une victime qui raconte sa vie, et qui livre un témoignage. C’est assez dur, je ne trouve pas toujours le courage d’expliquer, d’aller les chercher là où ils sont.
La séquence de vos passages dans Tout le monde en parle, le talk-show racoleur de Thierry Ardisson diffusé de 1998 à 2006, où l’on vous reproche de ne pas sourire, de ne pas être une bonne cliente, est révoltante. Pourquoi l’avoir insérée dans le film ?
À un moment, pendant le montage, j’ai voulu montrer à Pauline Gaillard, la monteuse, une émission que j’avais vue et qui m’avait terrifiée, de Jean-Luc Delarue recevant des victimes d’inceste, il y a vingt ans. Ils portaient des perruques, des lunettes noires… C’était le bal costumé. Et la honte. On avait dû le leur proposer pour garantir la protection de la vie privée, je suppose. Delarue leur avait posé toute une série de questions, une espèce de cinéma de l’apitoiement. Soudain, arrive une question, sur un ton encore plus désolé, encore plus peiné : «Pardon de vous le demander, mais avez-vous eu du plaisir ? » Et ces gens, otages du spectacle et du ton du journaliste, disent des trucs terribles. Du genre « on va pas se mentir », etc.
C’est horrible pour ceux qui regardent, et pour eux, qui veulent faire bonne figure, alors qu’on les viole de nouveau en leur parlant de plaisir, le grand argument des auteurs d’inceste. Est-ce qu’on demande à un enfant battu s’il a eu du plaisir ? Jamais. Là, on ose, c’est fou.
C’est la perversion partout, c’est dégueulasse. Je voulais que Pauline, la monteuse, voie ça. Qu’elle prenne la mesure des choses. Elle, c’est le cinéma. Delarue, elle n’en a jamais entendu parler ; Ardisson, elle n’a jamais vu ses émissions. Je lui montre celle dans laquelle il m’avait invitée pour Quitter la ville [paru en 2000, le roman s’appuie sur l’expérience, telle que vécue par l’autrice, de la publication très médiatisée de L’Inceste, ndlr]. Et là, sur ce livre-là, ils assènent les coups sans retenue. Pauline découvrait, elle découvrait la laideur de la télé. Le lendemain, j’ai pensé qu’il fallait mettre ça dans le film.
Sous prétexte que vous écrivez des romans, on vous a accusée de mentir, ce qui ressort à deux reprises dans le film : dans l’émission Le masque et la plume, qui ne vous fait pas ce procès mais rapporte ce qu’on disait à l’époque autour de L’Inceste, et quand vous êtes chez votre belle-mère. À votre avis, pourquoi cette confusion revient aussi souvent ?
Écrire un roman, pour certains, c’est « faire du roman ». Ça en dit long sur leur vision de la littérature, et la valeur qu’ils lui accordent. Ce serait une évasion, une distraction, un amusement détaché du réel. Alors que non, pas du tout. Écrire un roman, c’est faire que la vie passe à travers l’élaboration romanesque. Que la vie change de plan. Elle passe du plan réel à celui de l’imaginaire, elle est transposée, en un lieu qui n’existe pas, où la parole peut être libre et précise. Ça n’a rien à voir avec « faire du roman », expression qui veut dire raconter n’importe quoi, délirer. La femme de mon père joue là-dessus [après plusieurs tentatives infructueuses par téléphone pour convenir d’une rencontre, Christine Angot s’est rendue chez sa belle-mère, à Strasbourg, et a filmé la conversation, ndlr]. C’est eux qui « font du roman », pour se convaincre qu’il n’y a pas eu d’inceste dans la réalité.
Êtes-vous d’accord pour dire qu’à l’époque où L’Inceste est paru les médias ne vous ont pas traitée correctement ? C’est ce que rappellent les chroniqueurs du Masque et la plume, qui racontent qu’on disait de vous que vous étiez une « pute » et que votre éditeur était un « souteneur ».
En effet, Le masque et la plume a participé au lynchage. Dans le même temps, j’étais aussi fortement soutenue par certains journaux. En 1999, L’Inceste a fait l’ouverture du Monde des livres. C’était plutôt rare pour un auteur contemporain à l’époque. Et bien sûr, c’est aussi ça qui en a rendu certains dingues. Si personne ne m’avait calculée, ils n’auraient pas bougé. Il s’agissait de m’arrêter. Ce sont des gardes-barrière, ils contrôlent les passages. Et dans le monde littéraire, en effet, ça a énervé pas mal de gens que j’écrive ce que j’ai écrit comme je l’ai écrit, et que je fasse, en même temps, la une du Monde des livres. Pour eux, ça ne passait pas. Il fallait donc me faire redescendre, me remettre à ma place. Et ils se sont convaincus que j’étais une petite maligne qui avait inventé tout ça.
Que je sois dans les pages Société ne les aurait pas dérangés, mais les lieux symboliques, qu’ils respectaient et enviaient, c’était chasse gardée. Tout ça pour vous dire que, littérairement, sur mes livres, il y a toujours eu une bagarre. Justement parce que je ne « dis » pas. Les choses, je les écris. Je les montre, je les « représente ». J’aime la précision, faire entendre les voix, que ce soit comme si on y était. C’est ça le roman. Dans le film, c’est pareil. Ce n’est pas : « Regardez-moi, regardez ce que j’ai vécu. » Mais : « Venez. Entrez. Regardez, regardez l’inceste. Écoutez-en les dialogues. » Je ne donne à personne le rôle de gentil protecteur, de défenseur de la veuve, de l’orphelin et de la victime d’inceste. Je n’ai jamais dit à Ardisson : « Mais c’est merveilleux, quelle chance j’ai que tu me reçoives dans ton émission, et que tu mettes en lumière cet inceste, heureusement que tu es là, t’es un homme bien, c’est extraordinaire ! » Je n’ai laissé personne me traiter en spécialiste qui recueille la parole. Ni à la télé, ni dans un roman, ni dans mon film.
Avant les révélations de Judith Godrèche, vous ne pensez pas qu’on baignait dans une inconscience collective par rapport à ces questions de violences sur mineurs ?
À partir du moment où quelqu’un dit quelque chose, l’équilibre des forces se modifie. Il faut regarder où elles en sont. Il y a ceux qui continuent de penser que les anciennes forces sont toujours là, ce n’est pas entièrement faux, elles ne sont pas mortes. Mais aujourd’hui, quelqu’un qui se mettrait à défendre Benoît Jacquot en disant que c’est un grand cinéaste et un grand amoureux, quel est son intérêt ? Il n’y en a pas. Donc, Benoît Jacquot a cessé d’être quelqu’un qu’on protège, qu’on a intérêt à soutenir pour obtenir un avantage en retour. Mais il y a encore des forts qui abusent de leur pouvoir, ils n’ont pas disparu, ils continuent d’être soutenus. Parce que la force est admirée, et attire.
« Même si ce qui se dit est sombre, dire, c’est fort »
Pourquoi, selon vous, a-t-on attendu aussi longtemps pour avoir un MeToo français ?
Beaucoup l’attendaient ce MeToo France. Même si ce qui se dit est sombre, dire, c’est fort, et c’est aussi de l’énergie. Judith Godrèche ne fait pas que révéler, elle livre une analyse à partir d’un savoir personnel. C’est rare et précieux. Mais elle parle d’emprise, et non de viol sur mineur [quatre jours avant cet entretien, le 12 février, Judith Godrèche venait en réalité de porter plainte pour viol sur mineur contre Benoît Jacquot], comme si une espèce de culpabilité planait encore. Alors que toutes ces histoires, qui sont à l’origine du MeToo français, se développent à partir du viol sur mineur. Elles ont pour protagonistes des hommes qui n’ont pas dix, mais vingt-cinq, ou trente ans de plus que les adolescentes concernées. Ils ont l’âge d’être leur père, elles ont l’âge d’être leur fille.
Judith Godrèche raconte des scènes où elle est mise en présence de la compagne des réalisateurs qu’elle accuse, et qui a l’âge d’être sa mère. C’est comme dans l’inceste. L’agresseur organise les conditions d’une rivalité mère-fille, et en jouit. Le viol sur mineur, ce n’est pas de l’inceste, mais ça suit le modèle. Les mères et les filles, mises sur le même plan, et en rivalité, par le moyen de la sexualité. Elle est là, la grande destruction. Les places disparaissent. Ce n’est pas seulement la destruction du lien paternel, mais maternel aussi, et de tous les liens qui en découlent.
Contre cette idée de rivalité féminine, les chef-opératrices Caroline Champetier et Inès Tabarin, qui vous accompagnent, apparaissent à plusieurs reprises dans le champ, lorsque vous rendez visite à votre belle-mère. Pourquoi ?
Elles apparaissent dans le champ parce qu’elles y sont. C’est aussi simple que ça. Je ne suis pas seule. Et si elles sont dans le champ, ça veut dire que vous y êtes aussi. Vous qui regardez le film. Quand je leur dis « vous entrez », vous entrez aussi. La scène n’avait pas à être une conversation intime, privée, entre ma belle-mère et moi. Je n’ai aucun compte à régler avec elle. J’ai des questions à lui poser, parce que je voudrais comprendre ce qui arrive à la famille, au groupe social, à la société, quand l’homme fort du groupe s’autorise à bouffer quelqu’un. Et quand la chose est connue, claire, des années après, je veux comprendre le roman que les gens se font dans la tête.
Votre belle-mère veut précisément vous enfermer – symboliquement et littéralement – dans cette question du personnel.
Enfermer les gens dans le personnel, c’est le piège tendu. Le MeToo français serait l’histoire de Judith Godrèche et de Benoît Jacquot. Eh bien non ! Ce n’est pas ça. La porte fermée de ma belle-mère, qui ouvre quand elle me croit seule, et veut refermer en voyant Caroline, c’est la même chose. L’inceste, c’est à porte fermée. J’ouvre, je tiens la porte ouverte, puis elle dit : « Entrez dans le salon. » La porte fermée sur l’inceste s’ouvre. Caroline a une caméra. Inès aussi. Pour que vous voyiez. Et entendiez. On n’est pas seule à seule ma belle-mère et moi. Ça n’aurait eu aucun sens pour moi d’y aller seule. Ç’aurait été : « Merci de m’avoir ouvert, on va parler de nos misères en famille, ou plutôt des miennes, toi tout va bien, tu as vécu avec un homme que tu as “tellement aimé, admiré, un homme supérieur” » Là, non. Le discours change. Au vu et au su de tous. Le grand truc de l’inceste, c’est ce paradoxe : « Je suis un homme libre, mais comme la société ne comprend pas la liberté, c’est un secret. On ne se comprend qu’entre initiés. »
Dans ces scènes très fortes, votre belle-mère vous accuse d’avoir mis un pied dans la porte, mais c’est sa violence sociale à elle qui finit par ressortir.
Pour une fois, la porte s’ouvre. Quand elle veut la refermer, pour encore quarante ans de silence, oui, je mets un pied dans la porte. L’idée qu’elle se referme, signifiait qu’on allait mourir sans avoir parlé de ce qui s’est passé [Pierre Angot, le père de Christine Angot, est mort deux mois après la parution de L’Inceste sans avoir reconnu les faits, ndlr]. C’est la fameuse porte fermée qui symbolise une autre porte fermée. Celle derrière laquelle se commettent les incestes.
Mais c’est à moi qu’on reproche d’empêcher la porte de se refermer. C’est ça, la mécanique de la perversion, on inverse la faute, on retourne la vérité. Sur la plainte de ma belle-mère, le mot inceste ne figure pas [dans le film, on voit Christine Angot apprendre que sa belle-mère porte plainte à la suite de sa visite, ndlr], quand je vois sur le papier officiel de la police française le mot victime, et que ce n’est pas de moi qu’il est question, mais de la femme de mon père qui s’est tue, et qui me dit que je « fais du roman », que je mens, je me dis qu’ils veulent nous rendre fous ! Vous le voyez, je ne suis pas quelqu’un de larmoyant, mais là, quand je vous dis ça, je peux me mettre à éclater en sanglots.
Claude, votre ex-mari, vous questionne sur ces vidéos que vous filmez sans arrêt. Il vous demande si vous n’avez pas l’impression de « figer les choses », de « vivre dans la mémoire ». Quelle importance l’archive, qui est au cœur du film, a-t-elle prise dans votre vie ?
L’archive fait revivre la vie d’avant, nous montre celui ou celle qu’on était, qui revit, et qui réapparaît sur les images. C’est vous, mais ce n’est plus vous tout à fait, c’est vous avant. C’est le temps, qu’on a traversé sans le voir. Je suis moi, mais je suis aussi moi il y a vingt ans, il y a cinq ans, hier… L’archive nous le montre. C’est tragique. Ça nous déchire, et ça nous rappelle qu’il y a une fin.
« L’inceste n’est pas accessible, pas visible, par ceux qui n’y sont pas. Ça ne se voit pas de l’extérieur. La porte est fermée. Comme un mur d’enceinte. »
Dans une scène de confrontation entre votre mère et vous, on dirait que vous mettez puis retirez un cache sur la caméra. Était-ce une manière pour vous de figurer un dialogue impossible ?
Vous savez, il y a des images qu’on n’a pas envie de montrer. On préfère mettre un noir à la place. Cette scène était très dure, c’était l’incompréhension, comme une scène mal écrite, mal dite, elle faisait disparaître le film. Il n’y avait plus aucune conscience d’un public. Plus de film.
Votre mère fait un effort d’introspection quand vous la mettez face à votre vécu. Le déni maternel est un sujet qui revient régulièrement sur la table quand on parle de violences sexuelles…
Ma mère ne conteste pas ce qui m’est arrivé, elle n’est pas dans le déni. En revanche, elle ne peut pas en parler. Contrairement à la femme de mon père, qui peut en parler, mais qui conteste, qui nie, qui a d’autres interprétations. Cela dit, Claude [l’ex-mari de Christine Angot, ndlr], ma mère… tout le monde fait ça. Quoi qu’il vous soit arrivé à vous, les autres pensent à leur chose à eux. Pour ma mère, la cassure entre elle et moi à cette période. C’est une distance qui aurait pu être provisoire, mais elle a été longue. Les gens ne peuvent pas voir l’inceste. Ils voient ce qui leur arrive à eux.
Vous avez peut-être vu La Zone d’intérêt [de Jonathan Glazer, qui raconte le quotidien d’un commandant d’Auschwitz et de sa famille, tout en laissant le camp visuellement hors champ, ndlr] ? On ne voit pas ce qui se passe à l’intérieur du camp. Les gens qui vivent juste à côté s’occupent de leur vie, leur travail, leurs plantations… C’est comme ça que ça se passe dans la réalité. L’extermination n’est pas visible, pas accessible, à ceux qui ne commettent pas directement les actes. Et ceux qui les commettent ont une théorie pour les justifier. L’inceste non plus n’est pas accessible, pas visible, par ceux qui n’y sont pas. Ça ne se voit pas de l’extérieur. La porte est fermée. Comme un mur d’enceinte.
Vous mettez en place une technique de décalage en apposant sur des images de vacances, filmées au Caméscope, et avec en fond sonore des musiques souvent pop et légères, une voix off qui dit l’inceste. Comment cette idée de mise en scène vous est-elle venue en tête ?
Si vous voulez vraiment dire quelque chose, il faut toujours en dire deux en même temps. Sinon, c’est transformé en discours, on a l’impression de comprendre, mais c’est une compréhension purement mentale, raisonnée, pas réelle, pas profonde. On décrypte une mécanique, grossière, cousue de fil blanc, extérieure, que tout le monde connaît, et sur laquelle tout le monde peut disserter. Filmez l’intérieur.
Et le mot « victime », qu’est-ce que ça vous inspire ?
Le mot « victime », en adjectif, je l’utilise, et je le comprends, je comprends la phase : « J’ai été victime de… d’inceste, par exemple. » Au pluriel, « les victimes », en tant que statut, je comprends moins, ça fait un peu catégorie, statistique, rangement, case, tiroir où on met tout ce qui traîne. Je comprends moins bien. Je ne réclame aucun statut. En revanche, je n’ai aucun problème à dire, bien sûr, que j’ai été victime d’inceste. En tant qu’adjectif. Et que c’est une chose qui a des conséquences sur toute la vie.
Faire du documentaire, qu’est-ce que ça vous a apporté par rapport à l’écriture?
Est-ce que j’ai fait du documentaire ?
Vous n’aimez pas qu’on dise que votre film est un documentaire ?
C’est comme quand on me disait, il y a vingt ans, que je faisais de l’autobiographie. Je ne peux pas définir mon écriture comme ça, facilement, qu’elle soit romanesque ou cinématographique. Toujours pour la même raison, parce qu’il y a une élaboration, par la façon de filmer, en comptant sur le temps présent, la façon de le créer, d’y être pleinement vivant, de monter le présent dans le passé, et inversement.
Qu’est-ce que vous avez trouvé en faisant ce film que vous ne trouviez pas en écrivant ?
Les images. Quand on écrit, les images sont mentales, elles viennent de la résonance des phrases et des mots entre eux, immédiatement traduits intérieurement par chacun. L’image, même si elle est interprétée différemment par chacun, peut être décrite de manière concrète. Elle est là, présente, de l’ordre de la preuve. La preuve par l’image. On voit. Et on entend. Et on comprend.
C’est intéressant, cette idée de preuve par l’image. J’écoutais une émission où l’avocate de la victime de Philippe Caubère disait qu’on demandait toujours des preuves aux victimes, mais jamais aux accusés…
Mais vous savez, la vérité, ça s’entend. C’est musical. Le problème c’est que la vérité de la voix ne fait pas partie des qualifications juridiques admises. Celles-ci sont du ressort du raisonnement, justement un des appuis, un des points forts de la perversion. La perversion, avant tout, c’est un raisonnement, des arguments pour faire plier, et avoir raison.
Donc derrière ce film il y a ça, cette volonté de montrer une preuve ?
Au début, non. Je ne me dis jamais rien quand je commence quelque chose. J’avance toujours à l’instinct, à l’oreille, à l’aveugle. Dans ce film, là, encore, je crois que la preuve se fait par la voix, et les visages.
Quels films vous ont le plus remuée ?
Le Voleur de bicyclette [de Vittorio De Sica, ndlr]. Un père qui aime beaucoup son petit garçon, et un petit garçon qui aime beaucoup son père. L’histoire d’une injustice, d’une malchance, et la lutte pour s’en sortir.
C’est un film qui a aussi une sorte de simplicité, peu d’artifice…
Oui, et une vérité manifeste à l’image. J’ai été beaucoup impressionnée aussi par Maria’s Lovers de Konchalovsky. J’aime aussi beaucoup Le Plaisir et Madame de… de Max Ophüls. Et La Règle du jeu, bien sûr, de Jean Renoir. Le Joli Mai aussi [de Pierre Lhomme et Chris Marker, ndlr]. Je suis dingue de ce film. C’est magnifique. Dès le générique, la chanson de Charles Trenet, Revoir Paris, sur les images de la ville, c’est magnifique, ça donne la note, le ton, la façon. J’y ai pensé en faisant Une famille, quand j’ai choisi La Mer sur la scène finale et le générique. Caetano Veloso, qui la chante, l’a chantée pour nous, pour le film. Il ne l’avait jamais enregistrée. Sa voix éclaire la fin du film.
Une famille s’ouvre et se ferme sur Léonore, votre fille, la seule à vous avoir dit des mots dont vous aviez besoin et donc à vous libérer…
Les gens qui ont beaucoup de difficulté à parler, je les aime. Et je crois qu’ils ne peuvent dire quelque chose que s’ils le ressentent vraiment. Léonore, dans cette scène, finale, cherche les mots, puis les trouve.
Une famille de Christine Angot, Nour Films (1 h 22), sortie le 20 mars.
Photo de couverture : Marie Rouge pour TROISCOULEURS
Photos dans le corps du texte : Une famille de Christine Angot (c) Nour Films