Carole Desbarats, ancienne professeure : « Les sociétés sont malades de leur école et le cinéma essaie d’en rendre compte »

Les enseignants en crise envahissent le cinéma mondial depuis quelques mois. Éléments d’analyse avec Carole Desbarats, directrice artistique des Rencontres du Havre, autrice d’Enfances de cinéma (2022, aux éditions Warm) et ancienne professeure de français et de cinéma.


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Comment analysez-vous cette tendance actuelle consistant à montrer des professeurs en difficulté face à leurs élèves ou leur hiérarchie, et même souvent les deux en même temps ?

Ce sont des films qui tournent depuis une dizaine d’années et correspondent à la perception que la société a de l’école. En France, on a été très fiers de l’école républicaine et de ses professeurs. Mais depuis dix ans, des classements PISA [des études menées par l’OECD pour évaluer les performances des systèmes éducatifs dans différents pays, ndlr] montrent que la France est en queue de peloton. Il faut ajouter à cela une situation sociale extrêmement tendue, dont on rend, entre autres, l’école responsable. Dans la réalité, la situation des enseignants est devenue très difficile.

Plus largement, les sociétés européennes sont malades de leur école. Le cinéma essaie d’en rendre compte. La Salle des profs [sorti le 6 mars dernier, ndlr] est un film intéressant car il met en cause le modèle allemand, censé être meilleur que le nôtre. Le long métrage est clinique, dissèque une situation et montre que le problème des profs n’est pas d’avoir du charisme ou une vocation. Carla Nowak [le personnage principal du film, ndlr] est une bonne professeure, mais elle fait une erreur tragique qui va détricoter tout le système de cette micro-société qu’est l’école. La situation part en morceaux de tous les côtés et, d’une certaine manière, ceux qui résistent le mieux sont les enfants.

« La Salle des profs » d’İlker Çatak : casse d’école

Vous avez employé le terme de micro-société. La figure du professeur, le cadre scolaire au cinéma ne sont-ils pas que des prétextes pour parler plus largement des tensions sociales ?

Oui, et d’ailleurs, Ilker Çatak, le réalisateur de La Salle des profs, l’a expliqué. Il a voulu montrer comment fonctionne un système de pouvoir, avec une répartition descendante des ordres. Pour moi, cela participe d’un mouvement plus général qui tend, dans la fiction, à renvoyer les profs au deuxième plan. Regardez des séries comme Lycée Toulouse-Lautrec, sur TF1, ou Sex Education, sur Netflix. Les profs ne sont pas là. Ils ne sont plus le centre de l’école. C’est l’école qui devient un problème et explose.

Sex Education

On a aussi un sujet récurrent et délicat, de L’Innocence à Pas de vagues en passant par L’Affaire Abel Trem, sur les accusations graves portées à tort ou à raison contre des enseignants…

Cela révèle les crispations autour du mouvement MeToo et, si on élargit, des violences faites aux enfants. D’un côté, il y a la nécessité d’écouter la parole de gens qui ont besoin d’accuser, de l’autre celle de respecter la présomption d’innocence de quelqu’un qui n’est pas condamné. On est arrivés dans un moment où la tension au sein de l’école est telle que tous les rapports sont enkystés. Ce sont des choix difficiles et c’est là que tout se joue à la qualité du cinéaste. Est-il capable de rendre compte de la complexité d’une telle situation ? Le bon cinéma est le sismographe de la société. Il nous donne à sentir des choses que la société ne verbalise parfois pas du tout. Il se plante lorsqu’il se transforme en tract, en démonstration. 

La représentation du quotidien difficile des profs est-elle un motif nouveau au cinéma ?

Elle a évolué. Dans les années 1970, on avait ce qu’on appelait des « fictions de gauche », comme Z de Costa-Gavras. Dans ces films, on montrait des difficultés mais l’objectif final était de réparer quelque chose. On faisait en sorte qu’au moins, pendant 1h30, le bien triomphe. Aujourd’hui, la façon de représenter l’école, les enseignants et les enfants a changé. Par rapport à la réalité, cela ne présente rien d’extraordinaire mais cela va tellement contre le mythe de l’école républicaine que ces films sont perçus comme brutaux. Ils ne le sont pourtant pas plus que ceux qui montraient l’usine et le travail à la chaîne dans les années 1950 à 1970.

Quels étaient jusqu’ici les stéréotypes attachés à la figure de l’enseignant ?

Il y a celui du saint laïc et celui du professeur nul. Prenez Le Cercle des poètes disparus, qui appartient à la première catégorie. Cela ne fonctionne que sur le charisme : le prof arrive, monte sur une table et le miracle se produit, la poésie arrive jusqu’aux jeunes esprits. Ce film est la négation du travail de l’enseignant. On montre d’ailleurs rarement le travail des enseignants au cinéma. Dans le film de Bertrand Tavernier Une semaine de vacances [1980, ndlr], la professeure corrige quelques vagues copies. On est dans une idéalisation. La préparation des cours, la rencontre avec les parents, la gestion de l’administration et des inspecteurs, tout cela n’arrive jamais. Et à ce moment-là, les stéréotypes s’accumulent, on ne fait qu’aligner des scènes typiques, schématiques, qu’on retrouve d’un film à l’autre depuis Les Sous-doués [de Claude Zidi, sorti en 1980, ndlr].

Quelles sont pour vous les bonnes représentations de professeur au cinéma ?

Chaque fois qu’un film réfléchit, essaie de rendre justice aux enseignants –  et cela ne veut pas dire en faire des saints –, cela permet de comprendre ce que fait le prof dans et en dehors de la classe, et d’appréhender quelles sont les forces sociales à l’œuvre. Récemment, une représentation m’a émue : celle de Virginie Efira dans Les Enfants des autres de Rebecca Zlotowski [sorti en 2022, ndlr]. On la voit dans un conseil de classes se battre pour sauver un jeune garçon. Et on sait très bien que, si elle n’y arrive pas, la vie de ce jeune garçon va changer du tout au tout. On a derrière toute une histoire : Rebecca Zlotowski est une enfant de l’école de la République, normalienne, qui parle de ces choses-là avec une grande sincérité.

Dans L’Esquive d’Abdellatif Kechiche [2003, ndlr], la prof qui tient bon pour enseigner Marivaux en banlieue est très intéressante. On ne la voit pas énormément mais son personnage est respecté : elle n’est pas qu’une fonction, elle est compétente et existe en tant que personne.

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L’Esquive d’Abdellatif Kechiche

Rebecca Zlotowski : « Je suis très libérale sur les questions sentimentales et familiales. »SCÈNE CULTE — « L’Esquive » d’Abdellatif Kechiche

Pourquoi les films sur l’école nous passionnent-ils autant ?

Parce que nous sommes tous passés par l’école et que donc, d’une certaine façon, nous sommes tous experts dans ce domaine. C’est un peu comme la santé et les nombreuses séries médicales, on est tous touchés par ça. L’école, soit vous en avez souffert, soit parfois elle vous a sauvé, ce qui fait déjà deux sortes de situations qui couvrent un large éventail. Spectateurs, mais aussi réalisateurs, acteurs, techniciens… Nous avons tous un point de vue fondé sur notre propre expérience.

: Bis Repetita d’Emilie Noblet (Le Pacte, 1h31), sortie le 20 mars

: Pas de vagues de Teddy Lussi-Modeste (Ad Vitam, 1h32), sortie le 27 mars

: L’Affaire Abel Trem de Gábor Reisz (Memento Distribution, 2h07), sortie le 27 mars

Image de couverture : La Salle des profs d’İlker Çatak