Carol Morley : « J’essaie de comprendre ce que ça veut dire d’être humain »

Réalisatrice et scénariste britannique qui puise son inspiration dans le réel, Carol Morley était l’invitée d’honneur de la 34ème édition du Dinard Festival du Film Britannique. Du 27 septembre au 1er octobre, à l’occasion d’une rétrospective, elle a présenté quatre de ses films encore inédits en France. Au programme : un documentaire sur un fait divers aussi sordide que fascinant, une vague d’évanouissement mystérieuse dans une école pour filles, une enquête hypnotisante et un road-trip haut en couleurs, filmé à travers l’Angleterre. Rencontre avec une cinéaste dont la filmographie semble hantée par un désir d’humanité.


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Selon vous, quelle est la spécificité du cinéma britannique ? 

François Truffaut expliquait dans un entretien avec Alfred Hitchcock [en août 1962, François Truffaut, critique de cinéma à l’époque, convie le réalisateur britannico-américain à un entretien. Pendant une semaine, les deux hommes se retrouvent plusieurs heures par jour pour discuter de la carrière du cinéaste. Leur entretien sera publié dans le livre  en 1966, et diffusé par la suite en série radio, ndlr], que le cinéma et l’Angleterre n’étaient pas compatible, en raison du climat et du caractère tempéré des Britanniques. Je ne suis pas d’accord. Je pense que ça donne naissance à de superbes films. En Angleterre, il y a toujours quelque chose de sous-jacent qu’on peut explorer dans les paysages ou dans les habitants. Il n’y a pas qu’une Angleterre, ou qu’une façon d’être britannique. C’est un peu comme en France, il y a des tempéraments et des paysages très régionaux. C’est aussi pour ça que j’ai décidé de faire de mon dernier film, Typist Artist Pirate King : c’est un road movie et un pèlerinage à travers l’Angleterre.

À travers ce road-trip fictif, Typist Artist Pirate King nous raconte la vie d’Audrey Amiss, une artiste britannique dont le travail a été redécouvert à sa mort en 2013. Comment avez-vous découvert cette artiste ? 

Il y a environ six ans, j’ai eu la chance de remporter la bourse Wellcome [Wellcome Trust est une fondation caritative dont le but est de promouvoir et encourager la recherche dans le domaine de la santé, ndlr]. Ils ont mis à ma disposition quatre-vingt-six énormes boîtes d’archives que personne n’avait jamais ouvertes. J’y ai découvert les journaux intimes d’Audrey Amiss. J’ai tout de suite été obsédée par elle, par tout ce qu’elle a écrit et notamment par son sens de l’humour. Dans ses journaux, elle parlait beaucoup de ses troubles mentaux, tout en étant très drôle. 

La forme du road-trip s’est-elle immédiatement imposée à vous ? 

Je ne voulais pas raconter son histoire dans un documentaire. Elle a été privée de parole toute sa vie alors je voulais honorer sa voix et ne pas avoir d’autres personnes qui parlent à sa place. Au départ, j’ai pensé à un film expérimental, puis à l’histoire d’une archiviste qui découvrirait son travail. Mais j’avais envie d’une forme filmique qui correspondait à sa personnalité. Audrey adorait voyager donc le road-trip était parfait pour ça.

PORTFOLIO : Road-trip en France

Le thème de la santé mentale est souvent abordé dans vos films. C’est une de vos obsessions ? 

Ce qui m’intéresse, c’est essayer de comprendre ce que ça veut dire d’être humain. J’ai grandi dans une famille qui luttait beaucoup avec sa santé mentale. Mon père souffrait d’une dépression très sévère et s’est suicidé quand j’avais 11 ans. Forcément, ça m’a beaucoup influencée. J’ai très vite été amenée à essayer de comprendre ce qui pousse quelqu’un à commettre cet acte. Mais c’est un sujet beaucoup plus universel qu’on ne le pense. Quand j’ai présenté Typist Artist Pirate King au public, beaucoup de personnes sont venues me voir pour me dire qu’elles – ou quelqu’un qu’elles connaissaient – étaient aussi concernés par des troubles mentaux.

Comment choisissez-vous vos projets ? 

Il faut que je sache que si je ne réalise pas ce film, je vais mourir [rires]. Je sais à quel point c’est difficile de faire un film, le temps que ça prend, l’investissement qu’il faut avoir…Si je ne suis pas complètement passionnée par le sujet, ça ne fonctionnera pas. Mais c’est amusant, dans le cas d’Audrey Amiss pour Typist Artist Pirate King ou Joyce Vincent pour Dreams of a life [sorti en Angleterre en 2011, ce documentaire fascinant, inspiré d’un fait divers britannique, raconte la vie de Joyce Vincent, une femme dont le corps a été retrouvé dans son appartement presque trois ans après sa mort, ndlr], j’ai l’impression que c’est elles qui m’ont choisie. C’est étrange mais j’ai eu le sentiment de travailler au service du fantôme d’un défunt, et tout le monde sur le plateau l’a senti. C’était assez fascinant.

Votre troisième film, The Falling (2014), avec Maisie Williams et Florence Pugh, se déroule dans une école pour filles dans les années 1960. Vous y racontez l’histoire très énigmatique d’étudiantes touchées par une vague d’évanouissements collectifs. Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ce sujet ? 

C’est un véritable phénomène psychologique et social ! On appelle ça une psychose collective et ça apparaît souvent dans des lieux clos comme des couvents ou des écoles de filles. Ça peut aussi apparaître dans des lieux clos masculins, mais comme les femmes sont meilleures pour communiquer, elles sont plus facilement touchées par ce phénomène. Des années avant de commencer à écrire le film, une amie m’a parlé d’un village en Angleterre au Moyen-Âge qui a été pris d’un fou rire collectif. En faisant des recherches, je suis tombée sur une histoire similaire qui se déroulait en Tanzanie dans une école pour filles en 1960. Ça a inspiré mon court métrage Madness of the Dance [réalisé en 2006, ce court métrage musical raconte différents cas de psychose collective]. Mais j’ai toujours su que je voulais en faire un film. 

The Falling est aussi le tout premier rôle de Florence Pugh (Les Filles du Docteur March, 2019 ; Don’t Worry Darling, 2022). Comment l’avez-vous découverte ? 

On a distribué des prospectus à des jeunes filles dans des écoles à Oxfordshire [comté au sud-est de l’Angleterre dans lequel le film a été tourné, ndlr]. Comme première audition, elles devaient nous envoyer une vidéo d’une minute. Florence a été la dernière à l’envoyer. À l’époque elle n’était pas sûre d’avoir très envie de faire du cinéma, la musique l’intéressait plus. Pour sa deuxième audition, elle devait raconter une histoire autour d’objets que j’avais ramenés. Après son passage, quand elle est sortie de la pièce, personne ne parlait. J’ai demandé aux directeurs de casting ce qu’ils en avaient pensé. Ils m’ont dit : « C’est comme si on venait de découvrir une jeune Kate Winslet. »

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Votre quatrième film, Out of Blue (2018), raconte l’histoire d’une détective qui est obsédée par le meurtre d’une jeune femme qu’elle n’arrive pas à résoudre.

C’est Luc Roeg, un des producteurs de The Falling qui m’a parlé du projet. Son père, Nicolas Roeg [réalisateur de L’Homme qui venait d’ailleurs (1976) et chef opérateur de François Truffaut pour Fahrenheit 451 (1966), ce cinéaste britannique est décédé en 2018, ndlr] voulait adapter le roman Night Train de Martin Amis, mais il n’a pas pu le faire. J’ai repris le projet, mais j’ai décidé de repartir de zéro sans lire le scénario qui avait été écrit. En lisant le livre, j’ai eu l’impression de libérer les personnages des pages. Ils sont devenus très réel pour moi. J’ai tout de suite aimé le fait qu’une enquête pour meurtre se transforme peu à peu en une enquête sur un suicide – encore une fois, ce thème revient ! Mais ce qui m’a surtout plu c’est que Mike, le personnage principal, soit une femme. 

Pourquoi est-ce important pour vous ? 

Les histoires de femmes, enfants comme adultes, sont vraiment sous-explorées dans notre société. Je ne dis pas que je ne pourrais jamais raconter l’histoire d’un homme ou d’un garçon. L’important n’est pas uniquement d’avoir des personnages principaux féminins mais de raconter des histoires qui n’ont pas encore été racontées. J’ai aussi une affinité avec les personnes qui ne sont pas au centre de la société. Mais est-ce que j’aurais été autant intéressée par l’histoire de Joyce Vincent si elle avait été un homme ? Je ne pense pas. 

Justement, comment avez-vous découvert cette histoire qui est assez terrifiante ?  

Un jour dans le métro, je suis tombée sur un exemplaire du journal The Sun. C’est un journal conservateur, je ne le lis pas habituellement mais, ce jour-là, il était dans le métro et je l’ai ouvert. Sur la septième page, il y avait une photo de l’extérieur de l’appartement de Joyce avec ce titre : « Le squelette d’une femme retrouvé sur son canapé avec la télévision toujours allumée trois ans après. » Immédiatement, j’ai décidé d’en faire un film. Même si je ne trouvais aucune autre information sur elle. Cette histoire raconte aussi ce que signifie être une femme dans notre société. Joyce était admirée pour sa beauté et son physique. Les gens projetaient sur elle ce qu’ils voulaient. À tel point qu’ils n’imaginaient pas qu’elle pouvait souffrir, passer inaperçue ou même disparaître.

Quel regard portez-vous sur le cinéma britannique d’aujourd’hui ?  

Le Brexit a eu un impact important sur les financements importants. C’est difficile pour n’importe quel cinéaste d’obtenir des financements. Mais c’est encore plus difficile quand on veut raconter des histoires qui ne sont pas perçues comme commerciales. Actuellement, il y a beaucoup de premiers films réalisés par des femmes, c’est génial ! Nous avons besoin d’avoir plus de diversité dans les histoires qu’on raconte et qui les racontent. Mais j’espère qu’elles auront la possibilité de poursuivre leur carrière ensuite.

Image (c) Paul Marc Mitchell